8 Avril 2023
Comme je le disais précédemment, j'avais rendez-vous le weekend dernier chez mon copain forgeron.
Au programme: passer du bon temps, causer couteaux, casser une graine, boire un coup, passer du bon temps... Et éventuellement peut-être aussi tâter de l'enclume!
J'arrive tandis qu'aurore au doigts de rose lève sur le jour son voile brumeux... Enfin bref, c'est la matin. Je suis excité comme une pucelle le jour du bal de promo. Mon pote m'attend, l'eau est déjà chaude pour le premier thé de la journée (mon hôte n'aura de cesse de me gaver d'eau chaude tout au long du weekend, sans doute de peur que je prenne feu à côté de la forge... ou bien pour s'offrir de multiples moments de quiétude tandis que j'enchaînais les voyages aux cabinets).
Au programme de la journée: "Ben tu vas quand même te forger un truc non? T'as envie de quoi?"
Après une courte réflexion, je projette mon imagination sur un couteau de chef "à l'européenne" tout en sachant le résultat imprévisible. Pour l'acier, ce sera du 80CrV2, une nuance qui présente entre autres qualités celle d'être bien adaptée aux débutants car possédant une résilience capable de pardonner quelques coups de marteau à froid (une fois affinée, le métal refroidit très vite au contact de l'enclume et un enthousiasme excessif peut avoir des conséquences désastreuses).
Le barreau fait 6mm d'épaisseur, qu'il va me falloir affiner et former dans le but de lui donner vaguement la forme d'un couteau.
De son côté, mon ami décide de tenter lui aussi l'expérience du couteau de cuisine (ce qui le fait clairement sortir de sa zone de confort car ses créations sont habituellement de type "utilitaire"): "On verra à la fin qui a la plus grosse!" me dit-il "Quelles paroles ont passé la barrière de tes dents" rétorque-je tandis que la forge monte en température tel le feu sacré d'héphaïstos... Yapuka!
Nous formons une super équipe: l'un chauffe pendant que l'autre tape, et vice-versa. La forge tourne à plein régime et pas la moindre calorie n'est gaspillée. Progressivement, nos créations respectives prennent forme, comme le firent les hommes à l'aube des temps sous la main de Prométhée le titan.
Prométhée, puni par Zeus pour avoir apporté le feu aux hommes. Prométhée, attaché au sommet du mont Caucase pour que chaque jour un aigle vienne lui dévorer le foie et que chaque nuit ce dernier repousse. Prométhée qui nous fit cadeau de ce même feu sacré que celui qui brûle, ardent, dans la forge de mon auguste mentor.
La boucle est bouclée.
Fort des enseignements de mon hôte, je m'applique à ne pas trop faire n'importe quoi. Cela ne m'empêche pas d'avoir le sentiment que le résultat obtenu n'est que le fruit du pur hasard mais, par un miracle inexplicable, j'arrive à orienter le métal dans la direction souhaitée.
Il faut dire que cette fois, je forge "pour de vrai", sans les petites roulettes. Celui dont je tairai le nom par respect pour son intimité me prodigue conseils et recommandations autant que faire se peut (c'est à dire, dès qu'il n'est pas en train de surveiller sa propre pièce en cours de chauffe) mais s'abstient de prendre le guidon à ma place. Je dois donc rattraper moi-même chaque bourde, chaque coup de marteau maladroit.
...Et évidemment, je n'ai pas le temps de prendre la moindre photo souvenir.
A force d'aplatir l'acier, ma lame prend des dimensions grotesques. Aussi, avant d'aller plus loin, je trace le profil définitif de mon couteau avant de faire un petit tour au backstand pour détourer proprement le futur résultat.
C'est également l'occasion de rogner un départ de rupture à la base du manche, formé lors d'une tentative un peu bourrine de redresser ce dernier à l'étau.
La courbure du fil et son dégagement par rapport au manche sont le fruit d'une intense réflexion (dont la plus grande partie a consisté à tenter de me rappeler comment étaient gaulés mes autres couteaux de cuisine), tandis que le dos de la lame répond à des critères purement esthétiques: Une pointe tombante parce que... parce que c'est moi! Et, sur une suggestion de mon camarade, un dos légèrement concave pour "donner du pep's à la ligne".
Visuellement, ça fonctionne plutôt pas mal et j'aime cette tronche!
Encore quelques chauffes pour tenter d'affiner cette lame (toujours aussi mastoc) et d'en faire quelque chose d'à peu près droit, et il est déjà temps d'aller déjeuner.
Notre désir de boire et de manger satisfait, nous reprenons le chemin de la forge, non sans faire un rapide détour par le salon de mon hôte au bras puissant pour nous délecter d'un nectar divin dont lui seul à le secret, celui-là même qu'il sert à ses invités les plus prestigieux tandis que le noble chat de la maison surveille d'un œil hautain les gesticulations de ma chienne, venue avec moi partager ces instants rares.
Là, l'esprit enivré par la douce brume que dispense l'hydromel sur les cœurs les plus vaillants, comme lorsqu'au au matin le soldat se lève et embrasse sa femme en ne sachant pas s'il reviendra le soir et qu'il ressent le besoin de puiser dans le vin doux le courage qui manque à son ardeur, nous devisons sans ambages de toutes sortes de choses aussi légères que le pas du moineau lorsqu'il prend son envol un matin de printemps.
Nous parlons métallurgie, modes coutelières, mais aussi littérature. Il évoque notamment l'influence grandissante des récits homériques sur mon style narratif et la nécessité pour moi d'y mettre un terme si je ne veux pas finir de casser les couilles à mes lecteurs.
Enfin bref, on refait le monde quoi.
Vient alors le moment de se remettre à l'ouvrage parce que "c'est pas tout ça mais il ne va pas se finir tout seul ce couteau!".
On rallume la forge et on recommence à cogner. Mon couteau s'affine. Pas aussi vite que le voudrait la paume de ma main sur laquelle fleurissent quelques ampoules, douloureux témoignages de mon ardeur, mais ça s'affine.
Le soir nous rattrape finalement et nous décidons de mettre un terme à cette torture métallurgique: Ma lame part au four (et oui, mon forgeron préféré a investi dans un four de trempe maintenant qu'il est passé pro) pour un looooong recuit destiné à rattraper les dégâts infligés à sa structure cristalline au cours des cycles de chauffe répétés et de mes gesticulations désespérées.
Pour le dîner, mon hôte a prévu une recette de son cru: un gra-tian de pommes de terres. Nous nous mettons aux fourneaux non sans nous servir un apéro bien mérité. C'est l'occasion pour moi d'exhiber et d'utiliser mon tout nouveau KNC1 pour la première fois.
Les patates ne font pas les malines... Et moi non plus! L'ébriété naissante aidant, je laisse traîner un bout de doigt sous le fil de ma création. Mon scalpel de cuisine y prélève alors une escalope tellement fine et avec une telle facilité que je ne m'en serais pas aperçu si je n'avais pas vu le pétale d'épiderme s'échapper avec les pommes de terre. Plus de peur que de mal: seule la couche superficielle de ma peau est concernée et pas la moindre goutte de sang ni la moindre douleur n'est à déplorer.
La soirée se passe comme seules savent se passer les soirées, et personne d'autre ne se coupe. Repu et éreinté, je file me coucher dans mon mini-van de Barbie, en compagnie de ma fidèle compagne canine.
Une fois reposé et dûment re-théiné (la vache, j'ai une de ces envies de pisser moi!), nous reprenons la route de l'atelier pour une loooooongue série de traitements thermiques.
Mais avant cela, je réclame le droit de former mon émouture. C'est l'occasion pour moi de renouer avec le tout premier backstand qu'il m'ait été donné d'utiliser dans ma courte carrière.
Le contraste avec mon backstand polonais est surprenant! L'abrasif défile significativement moins vite et sa surface est plus moelleuse grâce à un patin de toile graphitée placé entre la bande et son support. Et pour finir, on peaufine le nettoyage à la scotch-brite.
Le résultat est saisissant de propreté.
C'est décidé, à mon retour à la maison, j'investis dans des abrasifs moelleux, c'est vraiment le pied!
En attendant que le four chauffe, je file au camion récupérer une assiette en bois cassée, que j'avais emmené à toutes fins utiles et avec l'espoir d'en recycler le bois.
Ni une ni deux, j'y dessine les futures plaquettes!
Pour finir cette deuxième et dernière journée de travaux pratiques, mon camarade m'annonce le programme: une série de traitements thermiques aux noms tous plus compliqués les uns que les autres. un recuit de détente, trois normalisation, une normalisation forcée, puis enfin la trempe et le revenu final.
Je comprends la motivation et l'objectif de chacune de ces étapes, mais je me permets néanmoins de tempérer les ardeurs de mon ami: c'est un couteau de cuisine, pas une hache de camp. Il y a peu de chance pour que j'éprouve un jour la résilience de ses 4mm d'épaisseur(!) d'une part (oui, j'ai eu beau affiner encore et encore, ça reste une sacré escalope), et ma famille m'attend avant la nuit d'autre part.
La négociation est âpre car ce forgeron ne chipote pas avec la tradition (et puis, c'est clair: il prend carrément son pied), mais je réussis néanmoins à faire sauter la normalisation forcée et à rejoindre mon domicile comme prévu avant le coucher du soleil, non sans m'être au préalable répandu en remerciements et en promesses de retour de karma.
Quelques jours ont passé. J'ai bien réfléchi aux mille et une façons dont, sans les conseils de mon ami, je pourrais foutre en l'air le travail que nous avons commencé à deux.
Tout en sachant que j'arriverai probablement à éviter 54.8% des conneries potentielles que je vois se profiler, j'allume le backstand polonais pour recommencer le travail d'affinage de cette satanée émouture.
...et là, c'est le feu d'artifice!
Entre ma bande abrasive presque neuve, l'absence de tampon graphité pour adoucir le contact et la vitesse de défilement significativement accrue, mon couteau crache des gerbes d'étincelles au moindre contact.
Le résultat est saisissant de non-propreté. C'est décidé, j'investis dans des abrasifs moelleux, c'est vraiment le pied!
Tant bien que mal (et pas aussi vite que mon spectacle pyrotechnique pourrait le laisser espérer) je retire les dixièmes de millimètres qui me séparent du résultat final. Il me faudra pas moins de deux séances pour faire tomber le fil à 0.4/0.5mm d'épaisseur (selon l'endroit... car je n'ai décidément pas forgé droit!).
Quant à la finition de surface... Je n'arrive pas à faire mieux que d'habitude avec ma bande de 400 ultra-souple qui saute à chaque passage de jointure.
C'est le signe qu'il est temps d'encoller mes plaquettes fraichement détourées. Je profite d'une lampe à polymérisation low-tech offerte par le climat breton pour faire sécher l'époxy en un rien de temps.
Nous sommes samedi. Cela fait sept jours que j'ai donné le premier coup de marteau. Mon manche sculpté et dûment riveté (sans rosettes) a fini de mariner dans l'habituel mélange d'huile de lin et d'essence de térébenthine.
Je procède à l'affûtage final et mon couteau est officiellement fini. C'est l'heure de la séance de shooting photo.
Et comme ce midi c'est mon tour de faire la popote, il aura l'occasion de se rendre utile derechef!
Mon couteau est clairement perfectible. Il n'est pas symétrique pour deux sous, son centre de gravité très en avant incite à reposer la pointe sur le plan de travail plus souvent que nécessaire. Son épaisseur proverbiale pose problème dans les aliments les plus durs... Mais c'est MON premier cuisine forgé et je l'aime comme il est.
Et comme il est en acier "kirouille", il a déjà commencé à patiner au contact des aliments acides! Un phénomène plutôt nouveau pour moi qui n'ai jamais travaillé qu'avec des inox, et que je ne manquerai pas de suivre avec la plus vive attention.
En attendant, je ne pense plus qu'à une chose: le prochain!