Le poinçon de monsieur Chémereau, artisan à Vannes (Morbihan), se trouve -chose rare- sur le côté gauche de cette lame.
Si je te demande quel est l'élément décoratif que l'on retrouve sur pratiquement tous les couteaux que l'on peut croiser dans nos contrées, tu me répondrais -et à juste titre- "le poinçon".
On retrouve en effet cette marque, qui permet d'identifier le fabricant d'une lame, sur le flanc, l'émouture ou le ricasso de cette dernière. Peu importe que son origine soit artisanale, industrielle, Européenne, Américaine ou même Asiatique (en tout cas pour leurs modèles destinés à notre marché).
Situé la plupart du temps du côté droit de la lame, afin que les utilisateurs droitiers et majoritaires puissent la contempler lorsqu'ils tiennent le couteau en main et qu'elle soit visible lorsque ce dernier est exposé dans une vitrine (le côté droit étant généralement aussi le "côté exposition"), on peut néanmoins la trouver sur l'autre face, selon que le coutelier a voulu faire preuve d'originalité, de discrétion ou encore exprimer sa sympathie envers les gauchers.
Mais plutôt que d'avoir l'arrogance de tenter de t'expliquer ce qu'est un poinçon, ce qui supposerait que je t'imagine assez ignorant pour ne pas en avoir la moindre idée, j'estime plus productif d'évoquer les raisons pour lesquelles le susdit poinçon est aussi omniprésent. Car plus qu'un simple effet de mode ou une volonté de la part des couteliers de "se la péter", le poinçon a pendant longtemps été en France une condition règlementaire au commerce d'articles de "coustellerie"...
Bien que de trop nombreux registres n'aient pas survécu à la révolution de 1789, quelques thiernois passionnés ont néanmoins réussi à nous transmettre des bribes de l'histoire de la coutellerie française au travers les siècles. C'est ainsi qu'en 1863, un avocat du nom de Gustave SAINT JOANNY, archiviste bibliothécaire bénévole à la ville de Thiers, publie le résultat de nombreuses années de recherches et de compilation de documents sous le titre "La coutellerie thiernoise de 1500 à 1800".
Dans le premier chapitre de cet ouvrage, intitulé "Règles et statuts de la Jurande des maîtres couteliers", on y découvre que c'est en mai 1582, sous le règne d'Henri III, que les couteliers thiernois furent appelés à former un corps d'état, une "maîtrise", régie par des règles éditées par le roi sous la forme d'un "Code de la coutellerie".
Si l'édit original a disparu depuis de nombreux siècles, une version du "Code de la coutellerie" dictée par Henri VI et confirmée par Louis XIII en 1614 a traversé les âges grâce à un imprimeur de Clermont-Ferrand nommé Paul Boutaudon qui en produisit en 1744 un exemplaire que l'auteur de "La coutellerie Thiernoise..." retrouvera un siècle plus tard dans un sac de procureur, parmi les pièces produites par la communauté des couteliers lors d'un procès contre l'un de leurs membres.
Or, si aucun article de ce code ne formule l'obligation de marquer ses lames d'un poinçon, ce dernier est en revanche clairement identifié comme attestant de l'identité de chaque artisan, au point même que le registre de ces poinçons, une table de plomb, soit gardée sous scellé par 5 clefs distinctes distribuées aux maistres de la communauté:
IV "La table de plomb et Matricule, dans laquelle sont immatriculées et plaquées les marques de tous les maistres cousteliers, demeurera en dépôst en la maison du plus ancien et premier maistre qui sera habitant de la ville, afin d’y avoir recours quand besoing sera ; laquelle table fermera soubs cinq clefs qui seront deslivrées et gardées par les autres jurés de la ville et deux du village et mandement ; et ne s’ouvrira le dit plomb qu’une fois l’année, et ce à chascun premier jour de may pour y placquer et engraver les marques des maistres qui auront esté reccus l’année précédente, si n’est qu’il survient quelque cause urgente et nécessaire pour faire la dicte ouverture." |
En outre dans ce code, les modalités selon lesquelles un apprenti peut accéder au titre de maistre coustelier et obtenir sa propre marque sont présentées en détail, ainsi que les contraintes que chaque nouvelle marque doit être tenue de respecter, à commencer par celle de ne ressembler à aucune autre déjà existante:
XX « Et attendu le grand nombre des marques desdits maistres couteliers, et qu’il est difficile d’en faire de nouvelles qu’elles ne soyent semblables ou approchantes, seront soigneulx lesdits maistres visiteurs de chercher et s’enquérir des marques qui seront en vente affin d’icelles faire achepter par les nouveaux maistres, lesquels ne pourront faire engraver de nouvelles marques dans ledit plomb que au préalable celles qui se trouveront en vente ne soient vendues. » |
La marque ainsi obtenue devenant de fait le certificat d'authenticité du coutelier, un certificat qu'il n'a le droit d'apposer sur une lame que s'il l'a réalisée lui-même en sa propre maison. Le coutelier n'a ainsi aucun droit de sous-traiter de quelque façon que ce soit la réalisation d'une lame sur laquelle il appose sa marque, sous peine de confiscation et d'amende:
XV « Nuls maistres ne pourront faire travailler, fabriquer et frapper de leur marque en quelque façon que ce soit ailleurs que en leur dommicille, à peine de confiscation des ouvrages marqués de leurs marques qui se trouveront avoir esté faicts ailleurs que en leur dit dommicille et d’amende arbitraire, sauf et réservé l’esmoullure qui n’est comprise aud. article.. » XVI « Ne pourront lèsdits maistres envoyer leurs aillmelles au rouhet pour icelles faire esmoudre qu’elles ne soyent suffisamment marquées de leur marque, à peine de confiscation et d’amende arbitraire ; pareillement lesdits esmouleurs ne recepvrons les allemelles qu’elles ne soient marquées de la marque de celluy qui les leur baillera à peine d’en répondre en leur nom propre et privé. » XVII « Ne pourront aussy nuls maistres cousteliers et esmouleurs recepvoir aulcuns ouvrages de coutellerie étrangère et faicte hors la ville et mandement, pour les laver, esmoudre et façonner à la façon des ouvrages faicts en lad. ville et mandement, que ce ne soit par la permission des maistres visiteurs, sur peine de confiscation desdits ouvrages et d’amende arbitraire. » |
En donnant une telle valeur au poinçon, le code de 1614 (probablement issu de celui de 1582) officialise et institutionnalise donc une pratique qui, auparavant, n'aurait pu relever que du simple folklore. Raison pour laquelle il est aujourd'hui encore possible de lire que le poinçon a été rendu obligatoire par Henri III.
De nombreux amendements et annexes viendront par la suite compléter ce code, comme lorsque le 2 juillet 1746, Louis XV ajoute au "règlement des ouvrages de quincaillerie et de coutellerie qui se fabriquent dans la ville de Thiers et lieux circonvoisins" une clause qui aujourd'hui nous ferait sourire:
"ARTICLE PREMIER. — Les maîtres couteliers de la ville de Thiers et lieux circonvoisins seront tenus de faire leurs lames de quincaillerie d’acier de Rives et autres de bonne qualité. Leur fait Sa Majesté défenses d’y employer aucuns mauvais aciers [...]" [...] V. — Fait Sa Majesté défenses auxdits maîtres couteliers, et à tous autres de la jurande, de faire à l’avenir aucunes lames de quincaillerie, sans y employer de l’acier, même sous prétexte que lesdites lames leur auroient été demandées sans aucun mélange d’acier, à peine de confiscation, de deux cents livres d’amende et d’être pour toujours déchus de la maîtrise. Fait pareillement défenses à tous Marchands et Colporteurs d’en vendre et acheter sous les mêmes peines de confiscation et de deux cents livres d’amende... |
Mais en sus de ces exigences que l'on délègue aujourd'hui au consommateur, Louis XV enfonce une fois encore le clou avec cette histoire de poinçon en tant que marque déposée:
II. — Fait aussi Sa Majesté défenses aux maîtres couteliers de contrefaire la marque des autres maîtres, à peine de confiscation de leurs marchandises marquées desdites marques contrefaites, de deux cents livres d’amende, et les maîtres, pris en contravention, d’être déchus pour toujours de leur maîtrise et du commerce de la quincaillerie. III. — Il est enjoint au Juge de la ville de Thiers de procéder incessamment, si fait n’a été, à la réformation des marques dont chaque maître de la Jurande se sert pour marquer ses ouvrages, conformément à l’arrêt du conseil du onze juillet 1750. Ordonne, Sa Majesté, que les marques ainsi réformées et celles qui seront approuvées avec leurs anciennes figures seront frappées sur une table d’argent, qui demeurera en dépôt au greffe de la Justice de Thiers, et sera enfermée dans une caisse sous trois clés, dont une restera entre les mains du Procureur d’office et les deux autres en celles des deux premiers visiteurs. IV. — Pour prévenir tous les inconvénients qui peuvent naître de la ressemblance qui se trouve entre plusieurs anciennes marques, ordonne, Sa Majesté, au Juge de Thiers, en procédant à ladite réformation, de supprimer, de l’avis du Procureur d’office, toutes celles auxquelles il ne sera pas possible de faire assez de changement pour qu’elles ne puissent pas être confondues avec d’autres marques ; à la charge néanmoins par le maître dont la marque sera conservée, et qui aura donné lieu à ladite suppression, de dédommager les propriétaires des marques ainsi supprimées, suivant l’estimation qui en sera faite par experts nommés sur-le-champ ou pris d’office sur le refus des parties d’en convenir à l’amiable ; dont il sera fait mention dans les procès-verbaux de réformation desdites marques ; et seront les ordonnances rendues en conséquence par ledit Juge, exécutées par provision et sans préjudice de l’appel. [...] VI. — Ne pourront lesdits maîtres couteliers de la ville de Thiers et de la campagne faire monter, à l’avenir, leurs ciseaux sans être marqués de leurs marques à l’endroit ordinaire, qui est sur les lames, ni les marquer sur le talon, c’est-à-dire, sur la partie de la lame où l’on pose le clou, s’ils ne sont pas aussi marqués sur les lames, à peine de confiscation et de cent livres d’amende tant contre les fabricants que contre les Marchands et Colporteurs qui s’en trouveront saisis. |
Tout en insistant sur l'illégalité de toute forme de sous-traitance:
VII. — Ne pourront aussi, lesdits maître ;, couteliers, envoyer leurs lames de quincaillerie de quelque espèce qu’elles soient à l’Émouleur, qu’elles ne soient suffisamment marquées, à peine de confiscation et de cent livres d’amende. VIII. —Fait Sa Majesté défenses aux Èmouleurs de recevoir lesdites lames qu’elles no soient marquées de la marque de celui des maîtres couteliers qui les leur donnera, à peine de répondre en leurs propres et privés noms desdites confiscations et des amendes prononcées par l’article cy-dessus. IX. — Fait pareillement Sa Majesté défenses aux-dits maîtres couteliers de faire marquer leurs lames de quincaillerie hors de leurs maisons, comme aussi de confier le coin de leurs marques à leurs forgerons et à leurs trempeurs, à peine de confiscation et de cent livres d’amende. |
Et pour ceux qui n'auraient pas eu le privilège de recevoir le titre de maître coutelier, l'usage du poinçon devient tout simplement illégal:
XIII. — Ordonne Sa Majesté que tous les propriétaires des marques anciennes de la quincaillerie de là ville de Thiers et lieux circonvoisins ; qui ne sont point couteliers, seront tenus de vendre leurs marques à ceux des particuliers qui auront acquis la maîtrise et qui désireront d’acheter lesdites marques ; et en cas de contestation sur le prix de la vente desdites marques, veut Sa Majesté que l’estimation en soit faite par des arbitres dont on conviendra par devant le Juge de la ville de Thiers, sans frais ; et cependant fait défenses aux propriétaires desdites marques anciennes qui ne sont point maîtres couteliers, de les prêter à aucuns ouvriers, à peine de deux cents livres d’amende et de confiscation des marchandises qui se trouveront marquées de ces marques prêtées. |
Pour ceux qui douteraient encore à ce stade du caractère obligatoire de la marque sur tout couteau Français destiné au commerce durant le XVIIIè siècle, je confesse ne pas avoir d'autres arguments.
Il n'existe pas, à ma connaissance, de contrainte légale relative au marquage des lames (où à son absence) en 2022 sur le territoire français. J'avoue cependant ne pas être un expert en la matière. Quoi qu'il en soit, l'usage a survécu, sans doute parce qu'il est diablement commode de pouvoir identifier l'origine d'une lame d'un simple regard.
Difficile de dire comment cette pratique a émergée dans les autres pays et si elle a un jour été institutionnalisée comme ce fut le cas en France, mais force est de constater que la plupart des industriels, occidentaux comme asiatiques, jouent le jeu.
On pourrait argumenter qu'il serait inconcevable pour un fabricant de ne pas utiliser sa propre marque (au sens "image de marque") pour faire reconnaître ses produits, mais rien n'oblige un constructeur à apposer sa marque précisément sur la lame. C'est d'ailleurs exactement la conclusion à laquelle sont arrivés des chinois tels que CIVIVI qui proposent les lames vierges de tout marquage et apposent leur logo tantôt sur le pivot, tantôt sur le manche.
Et puis il y a bien sûr les amateurs qui n'ont ni les moyens ni la prétention de faire imprimer leur signature sur leurs modestes bricolages, raison pour laquelle vous ne verrez par la moindre trace sur les créations qu'il m'arrive partager avec mes lecteurs.