12 Janvier 2022
Coucou lecteur bien aimé.
Aujourd'hui, nous allons voyager non pas dans l'espace mais dans le temps. Et derrière ce teasing digne d'une bande annonce des regrettés frères Bogdanoff se cache en réalité une étape plutôt sentimentale, puisque nous allons partir à la rencontre d'un couteau ayant appartenu à mon grand-père. Mais pas le grand-père dont il est question dans l'article dédié au "Fleurance": l'autre. Car je fais partie de ceux qui ont la chance d'en avoir eu deux au cours de leur vie.
Comme pour le Fleurance, il aura fallu pas mal de boulot pour retracer l'histoire probable de cette pièce de musée, mais contrairement à son camarade, cette mission archéologique a commencé par un véritable travail de restauration puisque cet exemplaire ne m'a pas été remis dans un état que l'on pourrait qualifier de "convenable". Indéniablement marqué par une vie d'usage intensif et de soins relatifs, il n'était pas prêt à délivrer aussi facilement les secrets cachés sous son épaisse couche de rouille et de crasse.
Comme lors de chaque restauration que j'entreprends, je suis tellement impatient de commencer que j'en oublie de prendre un cliché "avant". C'est regrettable car il est difficile d'imaginer à quel point un couteau peut se dégrader lorsqu'il est négligé pendant plusieurs décennies. Et si tu ne lui trouves pas un aspect très glorieux sur les clichés de cet article, dis-toi que ce couteau revient pourtant de loin, de vraiment loin...
Pour identifier l'origine d'un couteau, le meilleur moyen reste évidemment d'utiliser le poinçon laissé par son fabricant, lorsque celui-ci prend la peine d'en apposer un. Cette pratique est heureusement fortement ancré dans les traditions et cet exemplaire n'y fait pas une exception.
Après avoir retiré une couche substantielle de corrosion, j'ai donc pu -grâce à l'image agrandie fournie par mon appareil photo- identifier la marque "Vilebrequin".
Cette mention constitue un indice de taille car ce genre de couteau existe depuis la fin du XIXè siècle et a été produit par de nombreux constructeurs. Il continue d'ailleurs aujourd'hui encore d'être fabriqué et distribué partout dans le monde sous diverses appellations allant du "couteau corse" au "couteau à palme" sous nos latitudes, en passant par "Okapi" en Afrique du sud, "Kudu" chez l'américain Cold Steel, ou encore le "Vendetta" à la coutellerie "au Sabot" (appellation d'autant plus maladroite qu'elle désigne chez eux plusieurs modèles différents).
Mais c'est néanmoins sous l'appellation "Cracra" que ce couteau vraisemblablement pas si corse que ça a eu son heure de gloire au sortir de la première guerre mondiale. C'est en effet ce modèle, emblématique de nos campagnes au début du XXè siècle, que les paysans conscrits emmenaient avec eux au front, faute de se voir fournir un couteau règlementaire dans leur paquetage de soldat.
Souvent aussi appelé "le couteau des tranchées", même si la majorité des exemplaires que l'on peut aujourd'hui trouver dans les brocantes n'ont jamais fait la guerre, de multiples hypothèses coexistent quand au nom "Cracra":
Quelles que soient les origines exactes de cette appellation, ce mot et cette silhouette sont en tout cas chargés d'une riche signification historique.
Difficile de dire sous quelle appellation l'exemplaire aujourd'hui en ma possession a été vendu, mais les registres du commerce permettent néanmoins d'en réduire la fourchette de dates potentielles pour sa fabrication. La marque "Vilebrequin" a en effet été déposée trois fois au registre du commerce par l'artisan Claude Goyet: le 2 mai 1918, le 24 avril 1933 et le 15 avril 1948. N'ayant donc techniquement pas pu visiter les tranchées, on peut toutefois avancer avec une certitude relative qu'il date d'avant les années 50.
Si la courbure de son manche effilé et la brisure sur le dos de sa lame comparativement épaisse peuvent évoquer la forme familière du sempiternel Laguiole, la comparaison s'arrête ici. En effet, il est impossible de confondre le Cracra avec le célèbre couteau auvergnat, ne serait-ce qu'à cause du ressort plat qui recouvre presque intégralement le dos du manche.
Cette pièce de métal, que l'on appelle "la palme", sert à la fois de mécanisme de verrouillage et de butée d'ouverture pour la lame. Pas vraiment ergonomique, elle donne au Cracra son apparence si caractéristique.
Différentes formes de palmes peuvent être rencontrées, chacune donnant un caractère unique au couteau qu'elle habille, mais leur dénominateur commun est évidemment d'envelopper le dos du manche de façon à pouvoir y être fixé grâce à un rivet traversant, et de se terminer par un angle destiné à la fois à stopper le mouvement de la lame en ouverture et à accueillir l'anneau utilisé pour libérer le verrouillage du couteau.
Et si l'anneau en question ressemble à un porte clef un peu cheap, c'est précisément parce que l'anneau soudé d'origine a manifestement été remplacé par un porte clef un peu cheap. Nul ne sait ce qu'il advint de cette pièce qui a certainement dû rendre l'âme il y a de cela bien longtemps.
Géométriquement, on peut également observer un détail tout à fait caractéristique de ce type de couteau: la ligne du dos de la lame est située au dessus de celle du dos du manche. Cette particularité est due au fait que cette dernière vient prendre appui sur la palme lors de l'ouverture. Il résulte de ce choix technique un excédent de matière nécessaire, mais qui déséquilibre d'autant plus les lignes du couteau que son fil est, lui, parfaitement aligné avec le ventre du manche.
Enfin, le choix des matériaux n'est pas étranger à son allure. C'est un couteau simple de campagne, qui n'est équipé de mitres ni à la garde ni au pommeau. Son manche est donc fait de deux pièces de corne assemblées sur une entretoise métallique et partiellement recouvertes par la palme. Le temps n'a pas davantage épargné cette matière organique que les pièces en acier-tout-à-fait-oxydable qui composent le reste de cet objet.
Lorsque l'on commence à s'intéresser à l'anatomie des couteaux, notamment à ce qui fait qu'ils tiennent en un seul morceau, on ne peut qu'être interpellé par la manière dont le Cracra de Vilebrequin est assemblé.
Pour un outil de dimensions généreuses, avec ses 9.5 cm de lame et 12.5 cm de manche, sa réalisation des plus sommaires n'inspire pas franchement le sentiment de robustesse. Dénué de platines, les plaquettes en corne sont maintenues en place par quatre rivets dont un seulement traverse l'entretoise métallique qui s'étire du pommeau jusqu'à la base de la palme.
En partant du pommeau, le deuxième rivet traverse donc délibérément la gouttière, sans doute dans le but de faire office de butée de fermeture au cas où le fil n'aurait pas déjà été se suicider contre l'entretoise. Le troisième rivet fait de même, mais est également utilisé pour fixer la palme, qui n'est donc maintenue en place que grâce au bon vouloir de la matière organique. Quant au quatrième et dernier rivet, il sert également de pivot pour la lame, dont la bonne tenue est elle aussi conditionnée par l'état de la corne.
Cela fait d'autant plus de responsabilité pour de simples plaquettes en kératine que celles-ci doivent également assurer la rigidité du manche, en l'absence de toute matière entre la fin de l'entretoise et le talon de la lame. Le fait même que mon exemplaire tienne encore en un seul morceau nonobstant la fracture complète visible sur la plaquette gauche relève d'ailleurs pour moi du miracle pur et simple.
Grâce à la forme de cette fracture, les différents morceaux continuent de tenir en place en prenant appui les uns sur les autres.
Et puisque nous en sommes à parler des matériaux, il est pratiquement superflu de préciser que l'acier (ou les aciers) utilisé(s) pour les parties métalliques sont tout ce qu'il y a de plus archaïque(s). Dépourvu(s) de toute forme de résistance à la corrosion, celui qui constitue la lame ne semble en outre pas particulièrement motivé pour ce qui est de prendre un tranchant véritablement rasoir, cela malgré une géométrie d'émouture plutôt favorable. On notera également que le fil se volatilise en quelques coupes quand il n'est pas tout simplement anéanti par le contact avec le fond de la gouttière ou les rivets lors de la fermeture du couteau, phénomène que son précédent propriétaire avait mitigé en bourrant la gouttière de papier journal...
...putréfaction garantie à moyen terme!
Pour un outil de plus de 70 ans, le Cracra propose une ergonomie pas complètement déconnante grâce à son interminable poignée qui accueille sans sourciller les plus grosses paluches. Il y a assez de matière pour prendre le couteau à pleines mains et la forme arrondie de la palme, si elle n'est pas un exemple de confort, ne s'avère pas trop désagréable à l'usage. La lame, de son côté, offre une bonne longueur utile et sa finesse caractéristique du siècle dernier en fait un outil polyvalent à défaut d'être indestructible.
J'ai par contre beaucoup plus de difficultés avec l'extrémité du mécanisme de verrouillage: pour un couteau qui se veut pragmatique, utilitaire, je trouve complètement aberrante la combinaison d'une pièce de métal saillant à angle droit et d'un anneau métallique à l'endroit EXACT où n'importe quel utilisateur va naturellement vouloir placer son pouce pour appuyer sur le dos de la lame.
La présence de cette tumeur métallique impose à l'innocente main le choix entre une position en retrait, très éloignée de la lame, ou une contorsion digitale destinée à contourner l'obstacle. En plus, l'anneau bringuebale et tournicote de façon particulièrement incommodante.
L'ouverture du couteau se fait -évidemment- à deux mains et avec des muscles car, en plus du frottement généré par le contact direct entre la lame et les plaquettes en corne, le mécanisme de verrouillage lui-même entrave le mouvement par d'importants frottements et pas moins de quatre positions de stop intermédiaire. Le talon de la lame est en effet orné d'une multitude d'excroissances qui viennent à tour de rôle prendre appui dans l'encoche située à l'extrémité de la palme afin de créer une ouverture saccadée et bruyante: "cli-cli-cli-cli-CLAC".
Enfin, une fois l'excroissance finale, plus grosse que ses congénères, engagée et le verrouillage effectivement en place, son déblocage nécessite une manipulation pour laquelle trois mains ne seraient pas de trop. Il faut en effet tirer sur l'anneau pour écarter la palme du dos du manche, tout en forçant la lame à pivoter vers sa gouttière (geste qui, sur la plupart des couteaux traditionnels nécessite déjà les deux mains).
L'astuce, pour les individus que la nature n'a doté que d'une seule paire de paluches, consiste à glisser l'index dans l'anneau et à pousser simultanément sur le dos de la lame avec le pouce et le dos du manche avec le majeur, avant d'utiliser l'autre main pour finir le geste et libérer tant bien que mal un doigt qui se serait engagé dans l'anneau avec un peu trop d'enthousiasme.
Nous sommes donc loin du confort et de l'agrément des productions modernes que l'on se surprend même parfois à ouvrir et fermer pour le simple plaisir du geste.
Quand aux modalités de transport, il serait contre-productif de vouloir tirer parti de l'anneau de déverrouillage pour y fixer une chaînette ou une ficelle. Son emplacement particulièrement incommode rendant l'utilisation du couteau dans de telles conditions tout à fait pénible. C'est donc en liberté et au fond d'une large poche comme en possédaient les braies de nos ancêtres que cet outil plutôt encombrant trouve sa place.
A ce stade, il devient donc légitime de se poser la question du bien fondé de la présence de ce couteau au sein de ma collection. La réponse est évidemment purement sentimentale. Car en plus de constituer un petit morceau de notre histoire nationale que l'on peut saisir à pleine main, cet objet représente avant tout un héritage. Celui d'un homme austère qui m'impressionnait lorsque j'étais enfant, avec sa pipe et sa barbe noire, et que je n'ai vraiment appris à connaître qu'en devenant adulte. Celui d'un homme à la prodigalité si mesurée qu'il pousse le conservatisme jusqu'à porter les sous-vêtements de ses propres aïeux "pour ne pas gaspiller".
Aussi, lorsque ce personnage sorti d'une autre époque proposa de me faire don de l'un de ses couteaux, chose qui ne s'était jusque là produite avec aucun de ses vingt-et-un petits enfants, je ne pouvais rater cette occasion unique d'emporter avec moi un petit morceau de sa vie. Car, je le sais, ce couteau lui a servi. En témoigne évidemment son état, mais également les souvenirs que j'ai de mon grand-père sortant l'un de ses canifs de sa poche pour se mettre à table ou bricoler dans son jardin.
Aussi, quels que soient les défauts de cet outil il est inévitablement, grâce à son caractère à la fois historique et familial, une pièce maîtresse de ma collection.
Mais c'est déjà l'heure de nous quitter! Cher ami, nous nous retrouverons au prochain épisode pour parler d'un projet personnel qui me tient à cœur. Alors ne t'éloigne pas trop et à très bientôt.