30 Octobre 2021
Cher lecteur, quel plaisir de te retrouver pour la suite de ce voyage! Un plaisir d'autant plus anticipé que l'étape du jour nous fera non pas traverser l'espace, mais le temps. Notre voyage sera également hautement spéculatif, et je sollicite votre clémence à cet égard, car si les circonstances dans lesquelles j'ai acquis le couteau dont il est aujourd'hui question sont des plus claires, toute l'histoire qui précède cette acquisition n'a pu être reconstitué qu'à grand renfort de témoignages, de recherches documentaires et de conjectures.
Le couteau du jour n'a pas de nom. Tout du moins, s'il en a un jour eu un, celui-ci est consigné dans un catalogue depuis longtemps disparu. La seule chose dont je sois certain, c'est qu'il a appartenu à mon grand-père et que ma grand-mère m'en a fait cadeau après le décès de celui-ci.
Contrairement à nombre de mes contemporains, j'ai la chance de posséder deux objets ayant appartenu à mon aïeul: une vieille casquette de marin délavée et ce couteau. Je chéris les deux avec la même ferveur: ils incarnent le souvenir encore vivant d'un homme pour qui j'ai toujours nourri une immense affection.
Le simple fait de poser un regard sur l'une ou l'autre de ces reliques suffit à me renvoyer en enfance le temps d'un souvenir fugace et délicieux. Nos interminables promenades au bord de la mer, nos parties de pêche et leurs butins miraculeux, le ronronnement de sa voix au moment de me raconter une histoire, ses bras réconfortants lorsque je me blottissais contre lui... L'odeur poussiéreuse qui s'échappe aujourd'hui de la laine piquée de son couvre-chef agit sur moi de façon aussi certaine et prévisible que Proust et ses madeleines.
En dépit de cela, aussi loin que remontent mes souvenirs, je n'ai jamais vu ce couteau ailleurs que dans sa vitrine. Une vitrine modeste décorée des butins de sa vie. Des objets dont la valeur est moins marchande que sentimentale. Pourtant, mon papi en a utilisé des couteaux, pour sûr! Des opinels affûtés jusqu'à ressembler à des pics à brochette, en veux tu en voilà. J'ai vu un nombre incalculable de lames vivre et mourir entre ses mains et certaines d'entre elles pourrissent peut-être encore derrière un tas de bois dans son ancienne remise. Mais l'état impeccable dans lequel j'ai récupéré cet exemplaire en dit long sur le soin dont il a fait l'objet.
Ce n'est qu'en discutant avec ma tante que j'appris que ce couteau là avait en effet été offert à mon grand père par des amis très chers, couteliers à Angers. Il ne m'en fallait pas davantage pour remonter la piste menant aux origines de cette pièce.
Située au 7 rue des poêliers, cette coutellerie revendique le titre du plus ancien commerce Angevin. La tradition orale faisant remonter sa fondation à l'année 1699. On ne retrouve toutefois de trace administrative d'une coutellerie dans les registres municipaux qu'à partir de 1706 au nom de monsieur Drouet.
Selon toute vraisemblance, c'est à la veuve de monsieur Drouet que monsieur Brunet racheta la coutellerie qu'il enregistra à son nom à partir de 1720. Suite à quoi le commerce serait passé entre les mains des familles Chesneau puis Ingan. La piste devient plus tangible à partir de 1771, date à laquelle Alexis Ingan tient une coutellerie à l'emplacement approximatif de l'actuel commerce, aux modifications de cadastre près. La veuve d'Alexis Ingan épouse Pierre Houdet en secondes noces, lequel revend l'affaire à François-Nicolas Gaultier en 1791.
Le commerce devient une affaire de famille sur trois générations: François-Nicolas transmets l'affaire à son fils François-Antoine, lequel la transmet à son tour à son propre fils Charles-Louis. Durant cette période, le coutelier ne vendait que sa propre fabrication, Thiers et Nogent (Haute-Marne) n'ayant pas encore inondé le marché français avec leur productions industrielles.
Faute d'héritier mâle, c'est le gendre de Charles-Louis Gaultier qui reçoit la coutellerie en dot. Mais possédant déjà son propre commerce de draperie, il cède l'atelier et le magasin à Théodore Fleurance en 1881.
C'est là que les choses deviennent intéressantes pour nous car, depuis des temps immémoriaux, il est de tradition que le fabricant d'une lame (qu'il s'agisse indifféremment d'un couteau ou d'une épée) y appose sa marque...
De manière indiscutable, on peut donc établir la création de ce couteau à une date postérieure à 1881.
Mais la suite de l'histoire de la Coutellerie de Poêliers nous apprend également qu'après le décès de son mari en 1894, Célestine Philippe (veuve Fleurance) continue de tenir le magasin et le fait même considérablement prospérer jusqu'en 1923, date à laquelle il passe aux mains de son gendre Louis-Charles Loret. Il est donc raisonnable de conjecturer qu'à partir de cette année, le poinçon apposé sur les lames passa de "Fleurance" à "Loret".
Monsieur Loret confirmera le succès de la coutellerie et se fera même décorer chevalier du Mérite agricole pour ses nombreuses innovations destinées au jardinage, à l'horticulture, au travail de la vigne ou encore à l'apiculture. Fort de sa réussite, il cède l'affaire à sa fille Yolande et son gendre André Marzin en 1938, pour aller monter une autre affaire du côté de Nantes. Sous la férule Marzin, le magasin s'oriente alors progressivement vers la revente de marques industrielles tout en continuant à former des apprentis et à remporter des prix. En 1978, c'est la famille Guibert qui reprend le flambeau puis Patrick Bouchard en aout 2000 et Jacqueline Landrau en octobre 2014. Mais la suite de cette histoire est évidemment moins pertinente pour le cas qui nous intéresse.
Ce qu'il faut en effet retenir de cet exposé, c'est comment un simple poinçon sur une lame et quelques articles dans les journaux régionaux m'ont permis de situer la date hypothétique de fabrication de ce couteau entre 1881 et 1923. Mon grand-père étant né en 1925, l'objet a donc nécessairement été acquis avant sa naissance et conservé par un tiers (monsieur Loret lui-même?) avant de lui être offert.
Bon, ce n'est pas le tout de faire chanter les violons, nous sommes ici pour parler couteau après tout.
Encore une fois, en l'absence de données techniques, on ne peut qu'imaginer l'usage auquel ce petit couteau de poche a été conçu.
De dimensions très modestes (la plus grande de ses lames ne fait que 7 cm de long et son manche est à peine assez grand pour accueillir trois doigts et demi), c'est un couteau dont la finesse inspire avant tout des travaux de précision.
Sa lame principale possède une forme polyvalente et un tranchant redoutable grâce à sa finesse et son émouture pleine. Elle semble faite, tout comme ses consœurs, d'un acier "carbone" faiblement allié que l'on peut reconnaître à sa patine caractéristique. Ridiculement facile à rendre rasoir, il ne faut pas non plus attendre de son tranchant une longévité remarquable.
La "petite" lame est, elle, beaucoup plus mince et fine. Il semble légitime qu'elle ait été ajoutée là dans le but principal de tailler la pointe des crayons, le taille-crayon n'étant pas un objet répandu au début du XXe siècle. Idéale pour les travaux nécessitant une grande précision, sa fragilité impose de la maintenir à l'écart de toute tâche un tant soit peu exigeante. Sa finesse est telle que je me suis abstenu de toute tentative de supprimer la tâche de corrosion qui en orne l'extrémité, de peur d'y faire un trou.
Il y a cent ans, c'est avec ça qu'on taillait les crayons jusque sur les bancs de l'école. Elle est loin l'époque où les élèves allaient en cours avec un couteau et un litre de vin dans leur cartable!
La troisième et dernière lame fait indéniablement penser à un accessoire d'horticulture. Son profil de serpette dessine un fil fortement concave idéal pour les boutures et/ou la cueillette. Les nombreux prix remportés par la famille Fleurance-Loret dans ce domaine tendent d'ailleurs à confirmer cette hypothèse.
Sa pointe recourbée pourrait aussi être destinée aux découpes contre support, façon "cutter", telles que l'on pourrait en pratiquer sur une feuille de papier ou un morceau de textile, pour découper un patron. Ce qui en pourrait également en faire un couteau de mercerie ou même d'écolier.
Si l'affûtage de cette lame est inévitablement plus complexe que celui d'un fil droit ou convexe, la tendreté du matériau dont elle est faite rend néanmoins cette tâche supportable.
Enfin, au dos du couteau, l'incontournable tire-bouchon nécessaire à l'hydratation du Français du début du siècle dernier. En dépit de ses dimensions réduites, celui-ci est parfaitement fonctionnel bien qu'un peu délicat à utiliser. A titre personnel, je n'ai pas tenté l'expérience de peur de mettre en défaut la robustesse de son axe.
Si l'on considère le fait que les écoliers emportaient effectivement un quart de vin avec eux à l'école, ce couteau pourrait potentiellement être la version 1900 de l'opinel "pour enfant".
Côté manche, les platines en laiton s'habillent d'une paire de mitres en acier et de plaquette ressemblant fortement à de l'ivoire. Un choix discutable en 2020 mais largement moins polémique il y a de cela un siècle. L'ensemble est évidemment riveté et totalement indémontable.
Toutes les lames sont dépliables à l'aide d'une encoche et maintenues par un cran plat qui a gardé toute sa vigueur malgré son grand âge. Seul le tire-bouchon nécessite que l'on fasse preuve d'imagination pour le déplier, ce qui n'est pas sans poser problème compte tenu de l'importante résistance que son ressort oppose.
L'ensemble pèse moitié moins lourd qu'une souris anémique et se laisse volontiers oublier au fond de la poche, endroit où je ne m'imagine pas l'y entreposer de peur voir ce précieux artefact opérer un passage accidentel dans le lave-linge.
Ça gâche un peu le plaisir de se dire qu'un éléphant est peut-être mort pour que l'on puisse assembler ce couteau...
Dans l'ensemble, les finitions sont au poil, les pièces de métal parfaitement emboitées et chaque outil se déplie sans frotter sur ses voisins ni sur les platines. En un mot comme en mille, c'est de la belle ouvrage. De la belle ouvrage qui de surcroît n'a pas bougé depuis environ un siècle!
Voilà, il n'y a pas grand chose d'autre à dire de plus sur les aspects techniques de ce couteau dont l'intérêt principal est surtout d'incarner un véritable petit bout d'histoire. Histoire de la coutellerie Angevine d'une part et histoire familiale d'autre part.
En regardant ce fragment me mémoire tangible, je me plait à penser que mes petits enfants ressentiront peut-être un jour la même chose face à certaines pièces de ma collection... Et peut être même face à ce couteau là!
J'espère que ce petit périple dans le passé vous a diverti. J'ai choisi pour ce couteau une formule un peu dépaysante, moins technique et structurée, pour laisser place à l'anecdote et aux sentiments. Si cette formule vous a plu, n'hésitez pas à m'en faire part dans les commentaires.
Sauf contre ordre, nous reprendrons notre route au prochain épisode en suivant un méthodologie plus familière pour aller à la rencontre d'un autre couteau, bien de notre époque celui là.
D'ici là, passez une bonne journée et n'oubliez pas de vous poêler!