25 Janvier 2023
Salut, cher lecteur.
Tu te demandes peut-être pourquoi le rythme de publication de ce blog a subitement augmenté depuis le début de cette année 2023... et bien, si je ne peux te garantir que cette tendance va s'inscrire dans la durée, le fait est qu'en ce moment j'ai du temps et de l'énergie à consacrer à mon blog et que j'ai bien l'intention de les mettre à profit pour continuer à polluer l'Internet de mes élucubrations stériles.
Direction donc la Bretagne auvergnate pour découvrir le fruit d'une inhabituelle collaboration entre un promoteur immobilier dinannais, une entreprise de coutellerie thiernoise et un studio de design costarmoricain.
C'est en 2018 qu'Olivier Toupin, pdf du groupe immobilier "Concept-Ty", participe au financement d'un trimaran de course de 50 pieds portant les couleurs de la fondation ASREP dont le but est de lutter contre la sclérose en plaques en faisant des courses de bateaux.
J'avoue que les mécanismes en vertu desquels la construction à Dubaï d'un catamaran de course de plusieurs centaines de milliers d'euros peut contribuer de quelque façon que ce soit à soigner les personnes atteintes de cette maladie rare me restent assez obscurs à l'heure actuelle, mais ce n'est pas l'objet de cet article.
Ce qui importe dans le contexte présent, c'est que cette cascade de causes et de conséquences a donné naissance au "Solidaires en peloton", un encart publicitaire flottant destiné à écumer les mers du monde.
Si tu as prêté attention à l'image située en en-tête de cet article, un lien commence peut-être à se dessiner dans ton esprit observateur.
Ce lien, en tout cas, n'a pas échappé au mécène Olivier Toupin qui, en recevant les premières photos du nouveau bateau de son protégé (le marin Thibaut Vauchel-Camus), a tout de suite imaginé une façon originale de générer du profit:
"Quand Thibaut Vauchel-Camus m’a envoyé les premières photos de son nouveau bateau, j’ai été impressionné par la finesse des étraves. Je me suis dit qu’on pourrait se couper dessus. [...] Je suis allé voir Erwan Péron, et je lui ai suggéré de dessiner un couteau reprenant la forme exacte du flotteur bâbord de ‘Solidaires en peloton’ »."
Erwan Péron, c'est le fondateur du studio de design "Lib" dont Olivier Toupin est l'un des actionnaires. Les produits imaginés par cette entreprise se destinent principalement aux arts de la table et à la décoration. On retrouve même ses "best-sellers" jusque dans la boutique du Museum Of Modern Art de New York.
Le mélangeur à cocktail "Lib"(ellule), qui a donné son nom à l'entreprise... Et qui peut également servir de pic à chignon (dixit le site du designer).
Erwan Péron fait alors chauffer ses crayons et dessine ce qui allait devenir "L'Océanic".
À la réalisation, l'entreprise thiernoise "Roger Orfèvre" est choisie. Cette manufacture, fondée en 1966 par un certain Roger Sozedde (à ne pas confondre avec "Bruno Sauzedde", fondateur du concurrent FACOSA que nous avons déjà croisé dans ces pages), produit des couteaux en série de façon complètement "artisanale" dans son usine à Escoutoux.
ALERTE! Élévation brutale du degré de cynisme détecté! Protocole de sédation de l'auteur enclenché.
Car non, contrairement à ce que voudrait nous faire croire l'ensemble des acteurs impliqués dans cette sombre histoire, "notre partenaire Roger Orfèvre, coutelier à Thiers" ne désigne par un artisan reconnu ni même une personne physique, mais bel et bien un producteur industriel d'articles de table, dont le catalogue "couteaux de poche" est plutôt vachement bas de gamme et n'est pas sans rappeler celui d'André Verdier (dont il a été brièvement question dans un précédent article).
De l'alliance de ces compétences est donc né six mois plus tard, en octobre 2018, la pièce unique (enfin presque, puisqu'elle a tout de même été produite à 1400 exemplaires) dont nous allons parler aujourd'hui. Un délai de réalisation que les intéressés essaient de nous présenter comme le fruit d'une longue gestation mais qui, lorsque l'on connaît les délais moyens d'un projet industriel sérieux ET que l'on constate le résultat, donne plutôt l'impression d'un accouchement prématuré.
L'Océanic, puisque c'est son nom, et puisque c'est manifestement à la mode déformer l'orthographe de vrais mots pour les rendre "kools" (je suis d'ailleurs surpris qu'il n'ait pas été appelé "l'Océanik", "l'Océanig" ou encore "l'Océanic'h" histoire pousser le vice jusqu' à la bretonnitude absolue). L'Océanic, disais-je donc avant d'être interrompu par le fil de mes pensées, est un couteau...
...et ça tombe bien puisque ce blog traite justement du sujet...
...est un couteau... original à de nombreux égards! À commencer par sa forme qui, conformément à la demande de son commanditaire, reproduit fidèlement le profil du flotteur bâbord du "Solidaires en Peloton", au point d'avoir été intégré comme tel dans l'emballage avec lequel il est fourni.
L'emballage, justement, puisqu'il en est question...
Il n'est pas dans mes habitudes de parler de l'emballage d'un couteau sur lequel je disserte, mais celui de l'Océanic mérite en l'occurrence qu'on s'y attarde: fabriqué à Saint-Brieuc, il a non seulement bénéficié de manifestement plus de soins que le couteau lui même, mais il représente de surcroît une sorte d'apothéose du bullshittisme marketing déployé autour de ce modèle.
Ce morceau de carton plié en 5 jusqu'à atteindre le format presque raisonnable d'une feuille A4 joue à fond la carte de l'authenticité avec ses rebords mal découpés et son aspect "brut de décoffrage".
En couverture, la silhouette et le nom du couteau sont représentés de façon relativement sobre, accompagnés du sous-titre tout à fait dispensable: "Le couteau transatlantique". Pourquoi ce surnom? Le couteau vient de Thiers, il n'a jamais trempé son manche dans l'eau de mer et a fortiori encore moins traversé l'atlantique. Ce n'est pas non plus un couteau de marin que l'on peut envisager d'utiliser à bord (nous y reviendrons...) alors POURQUOI, si ce n'est pour tenter désespérément de séduire le pigeon qui rêve de se sentir l'âme marine depuis son salon?
En quatrième de couverture, on retrouve avec beaucoup moins de sobriété l'illustration d'une pseudo carte maritime annotée des divers itinéraires transatlantiques que le "Solidaires en Peloton" est supposé emprunter, ainsi qu'un encart publicitaire complet pour le studio de design "Lib", des fois qu'on serait séduits au point de vouloir leur passer une autre commande.
Et donc, le fait qu'un bateau puisse traverser l'océan rend le couteau à partir duquel il a été imaginé... "transatlantique"?
Mais c'est en ouvrant cet écrin de velours que l'on se délecte de la substantifique moelle mise à disposition par le créateur. En guise de premier volet, le couteau est donc présenté dans une découpe l'intégrant au design du trimaran. L'idée ne serait pas fondamentalement mauvaise si le couteau n'était pas présenté ouvert, le fil frottant contre les rebords en carton: un matériau tellement abrasif que l'on peut même s'en servir pour affiler un couteau émoussé.
Malin! Très malin! Comme ça au moins le futur utilisateur ne risque pas de se couper en ouvrant fébrilement son paquet vu que l'hypothétique tranchant de son futur couteau (nous y reviendrons...) est d'ores et déjà anéanti par son propre emballage.
Le couteau extrait de sa gangue abrasive, on entre aperçoit que cet emballage en a encore sous le coude: en soulevant le volet "trimaran" on découvre, en vrac, un certificat d'authenticité imprimé sur du papier calque, un portrait du designer accompagné d'un texte complètement fumeux sur les origines du couteau:
"C'est à travers toutes les transats et courses océaniques [...] que LIB s'est inspirée de la ligne épurée d'un flotteur [...] et présente un couteau nommé l'Océanic. Ce pur produit design [...] est un très bel objet de collection.
C'est aussi notre façon de naviguer que de créer un couteau nommé l'Océanic."
J'en ai presque versé une larme... Enfin, en troisième volet, la notice explicative du mécanisme de verrouillage exclusif et innovant (ça aussi, nous y reviendrons...), parce qu'il fallait au moins ça pour comprendre comment fermer ce couteau hors normes.
Évidemment, le certificat d'authenticité constitue le point culminant de cet édifice publicitaire, puisqu'on nous y explique que le couteau sert à mettre en valeur l'engagement du skipper (?!) et que, pour chaque exemplaire vendu, la société LIB reversera 1€ à la fondation ARSEP qui lutte contre la sclérose en plaque en armant des bateaux de course.
Avec 1400 exemplaires de l'Océanic produits, les dons devraient donc largement suffire à payer un nouveau winch à leur trimaran... Et pour le petit accastillage, l'ARSEP fait même la manche:
"Si vous avez reçu ce couteau en cadeau, nous vous proposons d'envoyer à l'ARSEP la pièce qui permet de ne pas couper notre relation"
Sauf que moi, je n'ai aucune relation avec l'ARSEP d'une part, et d'autre part, je ne suis pas particulièrement ému par le sacrifice d'une entreprise qui vend 69€ un couteau dont la réalisation a dû lui coûter six fois moins cher.
Mais la solidarité est décidément un argument de vente imparable, au point que le généreux mécène de toute cette opération n'a pas épargné ses efforts de communication à grand renfort de presse papier et numérique: on trouve aujourd'hui encore sur la toile, cinq ans après l'événement, davantage de traces de ce modèle somme toute assez confidentiel que de n'importe quel autre couteau à tirage similaire.
La seule question qu'il nous reste à élucider, si toutefois je ne t'avais pas encore fourni suffisamment d'indices quant à mon verdict, c'est "ce couteau en valait-il vraiment la peine?"
Indéniablement inspirée par, pour ne pas dire "calquée sur", le profil d'une coque de trimaran, la lame de l'Océanic nous permet de comprendre enfin pourquoi personne ne s'amuse à beurrer ses tartines avec un bateau.
Longueur | 92mm |
Longueur de coupe | 79mm |
Hauteur | 18.5mm |
Épaisseur | 2mm |
Épaisseur derrière le fil | 0.3mm |
Angle d'émouture primaire | 2.70° |
Type d'émouture primaire | Plate |
Matériau | Acier Inox™ |
Dureté | ??? |
Davantage que sa géométrie atypique, ce que l'on retient de cette lame ce sont avant tout ses propriétés mécaniques hors du commun.
Commençons par balayer les évidences: si son profil pied de mouton n'est pas complètement exotique (et même plutôt à mon goût), si sa grande finesse fait tout à fait sens dans un contexte alimentaire, il n'est en revanche pas habituel de rencontrer une lame privée de 13mm de sa longueur utile. La faute à un ricasso complétement démesuré imposé pas le mécanisme de verrouillage -révolutionnaire- de ce couteau.
Il en résulte une lame à la silhouette a priori utilisable pour couper la bouffe dans l'assiette et quelques autres petites bricoles sans ambition, servie par une émouture fine bien qu'incapable d'adopter un tranchant véritablement rasoir en raison de la nature de l'alliage qui la compose. Elle s'avère même presque agréable pour le tartinage dès lors qu'on la retourne pour exploiter le généreux arrondi venant former sa pointe.
Son fil parfaitement droit et aligné avec le ventre du manche exclut en revanche toute utilisation sur une planche à découper, tandis que les travaux de plus grande envergure, voire même -soyons fous- marins, sont trop vite confrontés aux limites mécaniques de cette lame.
On pourrait penser dans un premier temps que le phénomène est dû à sa finesse et à son émouture pleine, qui ne lui laissent que peu de matière pour résister à la flexion, mais le coupable est plutôt à rechercher du côté du matériau et de son traitement.
Car la lame de l'Océanic est souple, désespérément souple. À un point que cela en devient dangereux tant son comportement est imprévisible sous la contrainte. Moins d'un kilogramme de pression appliquée sur le côté de sa pointe suffit pour déplacer celle-ci d'un bon centimètre. On la sent ployer sous la pression au cours d'opérations aussi anodines que l'étalage de beurre un peu trop ferme sur une biscotte (sans pour autant que l'intégrité que la susdite biscotte ne soit menacée).
Or, j'ai eu en main de nombreux couteaux dont la lame n'était pas plus épaisse que 2 mm et qui pourtant ne se comportaient pas de la sorte, ce qui exclut l'hypothèse de la géométrie. L'explication à ce phénomène tient donc sans le moindre doute possible à la qualité de l'acier utilisé: car si les modèles concurrents étaient pour certains constitués d'alliages sans prétention (12C27, 1.4110 et même X46Cr13), ces nuances n'en étaient pas moins suffisamment décentes pour que leur fabricant ose en faire mention quelque part sur la lame ou sur son emballage. Ce n'est visiblement pas le cas de l'Océanic dont les spécifications se limitent à "Inox France" quelle que soit la source consultée.
On ne peut donc s'adonner qu'à des conjectures quant à la nature exact de l'alliage constitutif de cette lame. Et pour réduire le champ des possibilités, il convient d'empiéter quelques instants sur un chapitre ultérieur en évoquant le mécanisme de verrouillage utilisé sur l'Océanic:
Un grand nombre de couteaux de poche sont verrouillés par un Liner Lock: un ressort découpé dans l'une des platines vient se loger sous le talon de la lame pour empêcher la fermeture de cette dernière. Idéalement, lame et platines ne sont donc pas constituées du même alliage ou -a minima- ne subissent pas le même traitement thermique, car on attend de chaque pièce des propriétés mécaniques différentes. La lame doit être dure et inflexible pour faire son office tandis que la platine doit être souple et élastique pour constituer un ressort efficace.
Dans le cas du K-Lock de Roger Orfèvre, révélé pour la première fois au grand public avec l'Océanic, le ressort servant à verrouiller la lame est découpé directement dans le ricasso de cette dernière, lui imposant de fait des exigences mécaniques contradictoires: la souplesse requise pour faire un ressort acceptable n'est en effet pas du tout compatible avec la rigidité attendue d'une lame digne de ce nom. Et à moins que cette lame ne soit composée d'un assemblage d'aciers aux propriétés distinctes (laisse moi rire...) ou n'ait bénéficiée d'un traitement thermique sélectif (cause toujours...), le fabricant n'a pu résoudre cette équation impossible qu'à l'aide d'un compromis perdant/perdant consistant à choisir la combinaison d'un alliage et d'un traitement thermique résultant en une pièce de métal trop souple pour faire une bonne lame et trop rigide pour faire un bon ressort.
Si l'on regarde le catalogue de Roger Orfèvre, on constate que ce fabricant n'hésite en l'occurrence pas à communiquer au sujet du 12C27 de ses "Le Thiers" traditionnels à crans forcé, mais reste évasif en ce qui concerne son modèle "Le Thiers K-Lock" équipé du mécanisme éponyme. Ce n'est qu'en arrivant au "K2", le dernier né de la gamme, que l'on tombe sur une mention à la nuance "Z40" également connue sous l'appellation "X46Cr13". Un acier que l'on retrouve effectivement aussi bien sur les lames bas de gamme telles que celle du Coyote d'André Verdier, que sur les platines de certains modèles à Liner Lock, moyennant des traitements thermiques différents.
On peut donc raisonnablement conclure que la lame de l'Océanic est "dans le meilleur des cas" (ce qui ne place toutefois pas la barre très haut) faite d'un Z40 traité à mi-chemin entre le ressort et la lame low-cost et, dans le pire des cas, d'un alliage encore moins qualitatif. Dans tous les cas, cela explique à la fois son intolérable souplesse et la quasi impossibilité de lui procurer un tranchant acceptable (et encore moins durable).
Du côté des coquetteries, le designer n'y est pas allé avec le dos de la main morte: à la demande de son commanditaire, il a fait sérigraphier par une entreprise dinannaise la décoration de proue de la coque dont ce couteau est inspiré sur le côté droit de sa lame. Ainsi, le chiffre 100.000 (représentant le nombre de personnes atteintes de sclérose en plaques en 2018) côtoie le logo de la fondation ARSEP; tandis que le ricasso est généreusement décoré de la mention "Inox France" et du symbole "K-Lock" apposé sur le mécanisme de verrouillage lui-même.
Une lourdeur qui tranche avec le côté gauche de la lame, parfaitement vierge de tout marquage.
A l'instar de sa lame, le manche de l'Océanic est réalisé en dépit du bon sens, et probablement aussi par dessus la jambe.
Longueur | 115mm |
Hauteur | 18mm |
Épaisseur | 12.5mm |
Platines | Acier Inoxydable |
Plaquettes | Plastique |
Les coques de bateaux n'ont jamais fait de bons manches et l'Océanic n'enfreint pas cette règle. Tout au plus peut-on se réjouir que son designer de génie ait omis d'intégrer les safrans à sa création, sans quoi l'expérience eut été autrement plus désagréable.
Fin, très fin, TROP fin, ce manche s'avère incapable de remplir correctement la main. Qu'on le tienne entre les phalanges ou a fortiori au creux de la paume, la position excessivement recroquevillée qu'il impose à son utilisateur le rend hautement inconfortable. Le simple fait d'envisager un repas complet muni de cet artefact relève du masochisme pur et simple.
Mais cette absence totale d'ergonomie n'est -hélas- même pas son principal défaut. Doté d'une conception plus que sommaire (deux languettes de métal coincées dans une gouttière en plastique), il est dépourvu de la rigidité la plus élémentaire.
Il m'a été donné, dans des articles passés, de prendre la défense de certains manches "tout-en-plastique" souvent critiqués pour leur souplesse (comme celui du Para 3 LW ou encore du A100), argumentant que la situation n'était pas problématique dans le contexte d'un usage quotidien. Mais dans le cas de l'Océanic, et en dépit de son semblant d'armature métallique, une souplesse au delà des limites du raisonnable couplée à l'ergonomie désastreuse évoquée au paragraphe précédent ne laissent aucune place à l'indulgence: si l'Océanic n'est pas agréable à prendre en main de façon statique, il devient carrément flippant lorsqu'on le sent se tordre et qu'on l'entend craquer à la moindre sollicitation latérale.
Combiné à la souplesse de sa lame (et tant qu'à faire de sa charnière, parce que ce celle-là aussi on va en parler!), ces propriétés engendrent un couteau qui donne l'impression de foutre le camp dès qu'on essaie de lui appliquer la moindre pression. Et quand je dis "la moindre pression", cela inclut le fait d'étaler de la confiture sur une craquotte!
D'un point de vue esthétique, le manche de l'Océanic n'a rien à envier aux plus ambitieuses superproductions américaines: c'est cette fois à Plancoët que sa surface en carbure de plastique aux couleurs du "Solidaires en Peloton" a été entièrement sérigraphiée... des deux côtés (on ne refuse rien!).
On y retrouve "à l'identique" (dixit le fabricant) les motifs apposés sur la coque du trimaran... Enfin quand on y regarde de près, on réalise que le côté "identique" est un poil survendu. Tout au plus y retrouve-t-on le nom du bateau et le logo de la fondation apposés de façon pas particulièrement élégante sur une surface par ailleurs étonnamment glissante.
Tu l'auras compris: le manche de l'Océanic n'a pas le droit à mon indulgence. Mais voyons le bon côté de choses, ce n'est même pas la pire partie de ce couteau.
Nous y sommes enfin! La quintessence de la médiocrité, l'absolu dans l'échec: l'articulation de l'Océanic.
Commençons, une fois n'est pas coutume, par observer cette articulation de façon statique. Un observateur attentif remarquera que la lame est posée directement sur les platines et serrée contre ces dernières par une vis de charnière pour le moins originale puisque l'une de ses extrémités requiert un embout torx tandis que l'autre réclame une clef Allen.
Parce que c'est toujours mieux de devoir multiplier les outils hétéroclites pour entretenir son couteau.
En saisissant ce couteau fermé dans la main, un détail attire immédiatement l'attention: sa lame, dont la souplesse est désormais proverbiale, se promène volontiers d'un bout à l'autre de la gouttière qui l'accueille. Et comme cette lame n'est -évidemment- pas munie d'un quelconque poncetage destiné à lui épargner le contact contre le dos du manche. Ce mouvement latéral pratiquement inévitable s'accompagne par conséquent d'un crissement sec à mesure que le fil péniblement obtenu à l'issue d'un affûtage laborieux se casse derechef contre le fond de la gouttière.
J'ai à maintes reprises entendu dire qu'il ne fallait pas laisser claquer la lame d'un couteau que l'on ferme pour en préserver le tranchant (ce qui est tout à fait exact lorsque l'on est en présence d'un couteau mal conçu), mais je n'avais jamais imaginé me retrouver un jour en position de conseiller à quiconque de ne pas fermer son couteau du tout. L'Océanic réalise en la matière une performance inédite!
Mais avant de refermer un couteau, encore faut-il l'ouvrir. Or cette exercice relève de la gageur en ce qui concerne la cocréation de Lib/Roger Orfèvre: n'étant pas équipée de rondelles lubrifiantes (et encore moins de roulements à billes) cette charnière, dont le serrage est aggravé par le ressort du mécanisme K-Lock faisant pression contre les platines, se révèle d'une raideur stupéfiante.
Capable de supporter sans broncher le poids d'une pile de livres de poche...
...elle requiert de son infortuné propriétaire qu'il utilise ses deux mains en ouverture comme en fermeture, et qu'il le fasse avec abnégation car l'opération est aussi épuisante que désagréable.
Non seulement le frottement crissant entre le ressort taillé dans le ricasso et la platine qui lui fait face fait grincer des dents aussi certainement qu'un coup de craie maladroit sur un tableau en ardoise; mais les platines, dont les extrémités sont paresseusement emboitées dans le pommeau, profitent d'un jeu subtil mais clairement perceptible pour donner à l'utilisateur la sensation qu'elles essaient de se faire la malle durant l'opération. Une vraie partie de plaisir qu'on vous dit!
Et puis, enfin, à force d'insister en se concentrant sur des trucs moins désagréables (une grand mère à poil, un pigeon qui vomit...) pour mieux supporter cette épreuve, le couteau s'ouvre enfin complètement et vient se caler contre sa butée d'ouverture qui n'est autre que le dos du manche: un morceau de plastique d'à peine 1mm d'épaisseur.
C'est à peu près à ce moment là que le mécanisme de verrouillage s'engage... Définitivement... Comme une bamba triste...
A ce stade, la lame est verrouillée, mais pas immobilisée pour autant car la charnière accuse un jeu indécent qui vient s'ajouter à la souplesse de la lame et du manche pour former un ensemble à géométrie variable.
C'est dans cet état instable qu'il faut potentiellement utiliser le couteau avant d'envisager de le refermer en tentant désespérément de libérer le verrouillage propriétaire "K-Lock". Le principe de ce mécanisme est, tu l'auras compris, qu'un ressort taillé directement dans le ricasso de la lame vient se loger au creux d'une cavité aménagée à l'entrée des platines.
Or, malgré sa souplesse intolérable pour un usage coutelier, cette lame reste bien trop rigide pour constituer un ressort acceptable, et a fortiori en son point le plus épais (2mm). Au manque de souplesse de cette languette métallique, il en plus faut ajouter des dimensions inadaptées à tout point de vue: trop longue pour ne pas priver la lame de plus d'1cm de longueur utile, mais trop courte pour offrir un levier suffisant, il faut exercer sur ce ressort une pression tout simplement ahurissante pour réussir à libérer la lame de son carcan.
Et comme si cette accumulation de tares ne suffisait pas, la position de cette languette métallique implique évidemment d'exercer la pression en question à quelques millimètres à peine du fil de la lame (comme cela est d'ailleurs illustré de façon très à propos sur l'emballage lui même).
Comme on pouvait s'y attendre, les doigts débordent plus souvent qu'à leur tour sur le fil qui, heureusement, est rarement tranchant au point de représenter un danger potentiel. En revanche, l'opération est désagréable pour tous les doigts impliqués, à commencer par celui qui écope de la responsabilité d'écraser le ressort en question.
Mais au delà de l'inconfort et du risque d'accident, le positionnement de ce verrouillage et la pression qu'il exige transforme chaque tentative de fermeture du couteau en test de résistance pour ce dernier. Car il est tout simplement impossible d'en libérer le mécanisme sans pour cela tordre la lame au point de soulever des craintes légitimes quant à l'éventualité d'une rupture potentielle.
Cette "innovation" issue des esprits malades de chez Roger Orfèvre réussit donc le pari insensé d'échouer sur tous les tableaux: aucun agrément d'usage, ouverture et fermeture fastidieuses, et risque de casse du couteau à chaque utilisation
S'il semble que le fabricant a repuis révisé sa copie en découpant un ressort plus étroit (donc moins raide), plus long (donc ayant un meilleur effet de levier, au détriment de la longueur utile de coupe) et doté d'une plus grande surface d'appui (donc moins inconfortable à l'usage, au détriment de la robustesse de la lame), ces initiatives ne font que mitiger les défauts d'un concept fondamentalement mauvais: on ne fait pas de lame avec des aciers à ressort et on ne fait pas de ressorts avec des aciers à lame!
Face à ce constat, je ne peux qu'éprouver du respect vis à vis d'un tel acharnement à faire de la merde.
Accusant un tout petit 47 grammes sur la balance, on pourrait à première vue penser que l'Océanic ferait au moins un agréable compagnon de poche, sauf que non.
D'une part, je ne conçois pas qu'un amateur éclairé puisse souhaiter emporter cette chose avec lui, étant donné son caractère franchement antipratique (ceci n'est pas une faute de frappe, c'est un mot que je viens d'inventer). D'autre part, dépourvu de toute modalité de transport (pas même le moindre petit étui ou passe-lacet), ce couteau ne souffre d'être transporté qu'au fond d'une poche que ses dimensions réquisitionnent de façon exclusive.
Or, si l'inaccessibilité de l'Océanic n'est pas problématik (et ouais, moi aussi je sais le faire!) étant donné le constat qu'il serait de toutes façons impossible de le déplier dans une situation d'urgence (genre... en mer), le simple fait de séjourner ainsi replié dans le pantalon de son propriétaire a pour conséquence fâcheuse une inévitable usure de son fil qui, rappelons le, frotte vigoureusement contre le fond de la gouttière à la moindre sollicitation.
Tout au plus pourrait on concéder à ce couteau un certain pouvoir d'attraction mondain, si tant est que son propriétaire est disposé à réciter la propagande marketing qui l'accompagne (et peut-être même à rajouter une couche de nawak, histoire de se fendre la poire? Genre "chaque exemplaire a fait le tour du monde dans la cale du trimaran avant d'avoir été mis en vente").
Si encore le studio Lib avait proposé de reverser 59€ par exemplaire vendu à la lutte contre la sclérose en plaque (mais genre... pour *vraiment* lutter contre la maladie), j'aurais presque trouvé raisonnable le prix de ce couteau fixé à pas moins de 69€.
Mais pour un modèle qui, solidarité déduite, rapporte 68€ à son revendeur, l'Océanic affiche un tarif complètement délirant au regard de sa réalisation bâclée: les matériaux sont outrageusement bas de gamme, les finitions ni faites ni à faire, les pièces se baladent, l'articulation a moins de fluidité qu'un pliant à friction riveté à la presse hydraulique, la lame n'est pas centrée et le concept même du mécanisme de verrouillage est pourri jusqu'à la moelle.
Si vous avez payé ce couteau, faites vous rembourser. Si on vous l'a offert, faites vous rembourser aussi... Et commencez à vous poser les bonnes questions sur vos fréquentations!
A tout point de vue, l'Océanic est une fumisterie dont l'unique objectif est d'enrichir une brochette d'entrepreneurs opportunistes pour qui "solidarité", "mer" et "couteau" représentent avant tout un cocktail marketing gagnant pour amasser quelques euros de plus.
Ce couteau ferait honte à n'importe quel coutelier sérieux, et même à ceux qui ne le sont pas. A ce titre, je me permets de contredire une citation trouvée dans le fameux fascicule accompagnant cet ouvrage:
"L’Océanic intéressera tout à la fois les collectionneurs de couteaux comme les passionnés de courses au large."
Non. L'Océanic n'intéressera pas les collectionneurs de couteaux... ou alors si: ceux qui adorent accumuler les nanards pour le plaisir de comparer ce qui se fait de pire (j'en connais!). Quant aux passionnés de course au large, je vois mal comment un morceau de ferraille et de plastique mal fagoté, représentant vaguement un bout de trimaran, pourrait susciter en eux le grand frisson.
Pour en finir avec cette critique, et je t'aurais certainement fait gagner un temps précieux si j'avais commencé par là: C'est une sombre merde.