11 Février 2022
Coucou, complice lecteur,
Aujourd'hui, je te propose une courte parenthèse dans le récit passionnant de ma vie d'apprenti coutelier pour parler, une fois n'est pas coutume, de couteau.
Je n'ai en effet rien de nouveau à partager au sujet de mes projets en cours: ma première création n'est TOUJOURS pas revenue de son traitement thermique (contacté à ce sujet, le prestataire m'a d'ailleurs répondu que le délai de traitement était d'environ 8 à 10 jours... au bout de 17 jours); et mon second design est en suspens dans l'attente du four et du backstand dont j'ai récemment passé commande. Bref, pour faire vivre ce blog et exciter les moteurs de recherche, il ne me reste plus qu'une solution, la sempiternelle critique de l'un des modèles de ma collection.
Et cette fois ce sera une collaboration américano-germanique qui nous servira de plat de résistance, puisque nous retournons du côté de l'entreprise allemande Böker, dont nous avons déjà parlé en long, en large et en travers sur ce blog, et qui nous propose via sa marque milieu de gamme "Böker Plus" un design du coutelier américain David Curtiss.
Originaire de l'Indiana, ce passionné a commencé sa carrière en fabriquant des pièces détachées pour différents couteliers renommés, jusqu'à co-fonder avec sa femme "Curtiss Knives" en 2008 dans la ville de Granger sur les rives du lac Michigan. Au sein de son entreprise, David conçoit et réalise seul l'intégralité de sa production, en utilisant des techniques modernes telles que la CAO, la découpe au jet d'eau et la CNC. Il réalise également toutes ses émoutures et ses affûtages sur un backstand qu'il a lui même conçu et réalisé. Son ambition est de produire des pièces durables, faites pour être utilisées, et qu'il garantit à vie.
Assemblant ses couteaux un par un et vu le succès de ses créations, la liste d'attente de cet artisan est relativement longue et ses clients doivent faire preuve de patience avant de pouvoir mettre la main sur l'une de ses créations. Raison pour laquelle la mise à disposition consentie de l'un de ses designs à une entreprise capable de le produire à échelle industrielle fait complètement sens pour l'amateur qui n'a ni les moyens, ni le temps de s'offrir le modèle original.
Parce que tout à fait honnêtement, si je pouvais mettre la main sur ce F3 medium Warnie pour moins de 650$ et sans devoir attendre deux ans, je me laisserais bien tenter!
Le couteau du jour est donc la réalisation, par les sous-traitants asiatiques de Böker, d'un design original du coutelier américian baptisé "Nano". Une production de grande série donc, proposée à un tarif contenu et dans diverses déclinaisons puisqu'en plus de la version "classique" à framelock et plaquette noire ou verte toxifiée, une édition "zombie" à lame semi-crantée a été proposée pendant un temps, ainsi qu'une version "slipjoint" dont le framelock a été modifié de sorte à ne pas véritablement verrouiller la lame.
Et si tu sais peut être déjà ce que je pense du crantage sur un couteau de poche, laisse-moi te dire que mon opinion sur le concept même de l'équipement "anti-zombies/apocalypse" n'est guère plus flatteuse, indépendamment de la qualité généralement déplorable de ces réalisations.
Quoi qu'il en soit, nous nous intéresserons aujourd'hui "seulement" au modèle original ajouté au catalogue Böker Plus en 2012 car, je te l'assume, il y a déjà largement de quoi disserter.
Pratiquement aussi haute que longue, dotée d'une émouture plutôt basse et d'une épaisseur hors sujet, ce morceau de métal interroge quant aux intentions de son créateur.
Longueur | 46.5mm |
Longueur de coupe | 46.5mm |
Hauteur | 35mm |
Épaisseur | 3mm |
Épaisseur derrière le fil | 0.8mm |
Angle d'émouture primaire | 4.49° |
Type d'émouture primaire | Plate |
Matériau | 440C |
Dureté* | 59 HRC |
(* données constructeur)
S'agissant d'un couteau au format "mini" assumé jusque dans son nom, on n'est évidemment pas surpris par la faible longueur de coupe disponible, qui rend notamment le couteau impropre à l'usage alimentaire. Mais il est en revanche difficile de ne pas s'interroger face à ses autres dimensions, toutes dignes d'un "grand".
Commençons par sa hauteur démesurée, supérieure à celle de tous mes autres pliants (alors que le Nano est, de loin, celui qui possède la lame la plus courte), et comparable à celle de mes couteaux fixes dont la longueur de lame oscille entre 10 et 11cm ou encore mon cuisine de 14cm. Or, cette géométrie place le pouce relativement loin du fil, ce qui est dommage pour un couteau dont les dimensions le destinent manifestement aux travaux de précision, tout en entravant les mouvements de la lame qui, une fois engagée dans la matière, ne peux progresser que droit devant elle, sans possibilité de tracer la moindre courbe ou le moindre arrondi.
En outre, son épaisseur "digne d'un grand" associée à une émouture qui aurait pu se payer le luxe d'être deux fois plus haute sans pour autant compromettre l'intégrité de la lame, lui confère une piètre capacité à progresser en profondeur. Même pour ouvrir un colis, cette pleine épaisseur conservée jusqu'à la pointe devient rapidement un handicap tandis que le carton pince et freine la lame.
On pourrait donc légitimement penser qu'il lui reste pour briller les coupes de surface, façon "cutter", sauf que non. Sa pointe particulièrement obtuse placée à l'extrémité d'un fil outrageusement relevé rend la manœuvre acrobatique et inefficace. Difficile donc de trouver un terrain sur lequel ce petit morceau de métal brille autrement que par son originalité.
Et si [la géométrie/le concept] interroge, la réalisation -elle aussi- suscite le débat: sculptée dans un acier qui, à défaut d'être extravagant, a depuis longtemps fait ses preuves, elle réussit l'exploit d'arborer deux finitions distinctes sur une aussi petite surface. Tandis que les flancs sont satinés tiré le long (le sens du "grain" est parallèle à la longueur de la lame), les émoutures sont travaillées en stonewashed. Face à cet effort évident dans le soin apporté aux finitions, on ne peut que sombrer dans l'incompréhension la plus totale face à l'imperfection de son émouture qui laisse la base du fil non affûtée en raison d'un excédent indésirable de matière.
La situation est d'autant plus étrange que l'entablure se trouve pourtant largement en retrait par rapport à la base du fil et que rien n'empêchait a priori ce dernier d'être correctement finalisé.
Du côté des marquages, le constructeur s'est manifestement fait plaisir puisque la surface étonnamment importante disponible sur cette si petite lame est complètement exploitée aussi bien au recto qu'au verso pour afficher respectivement: la marque, la nuance d'acier, le numéro de série du modèle et le logo du designer.
Et puisqu'on en est à aborder le thème du logo de David Curtiss: oui, je sais que le coutelier est un ancien combattant et fier de l'être... Mais un collimateur me semble personnellement inapproprié pour une marque de couteaux. Évocation évidente de l'arme à feu "tacatacatac boum boum" qui excite tant les amateurs de "couteaux tactiques", cette association d'idée contribue à pervertir l'image du couteau qui m'est chère: celle d'un outil et non d'une arme. Une association d'autant plus inappropriée dans le cas présent qu'on imagine mal blesser qui que ce soit avec une lame de 4.5cm même pas pointue.
Face à cette lame hors-normes, dans le sens littéral du terme, le manche du Nano tente tant bien que mal d'offrir à l'utilisateur une prise confortable en dépit de son format désavantageux.
Longueur | 75mm |
Hauteur | 24mm |
Épaisseur | 10.5mm |
Platine droite | Acier inox |
Plaquette droite | Zytel |
Châssis gauche | Acier inox |
Avec seulement 7.5cm de longueur et une garde aussi généreuse, ce manche ne peut se permettre d'héberger que deux doigts et demi.
En outre, si l'index et le majeur sont relativement bien logés, et intelligemment placés en retrait du fil pour dégager l'accès au plan de coupe, l'annulaire échoue en revanche à s'aligner sur ses voisins en raison d'un pommeau inexplicablement saillant qui redescend quasiment jusqu'à la ligne de coupe. Du fait de ce foutu troisième doigt, il n'est donc pas non plus possible d'utiliser confortablement le Nano sur une planche à découper.
Un peu comme avec le Farol S (mais en moins grave quand même, faut pas déconner), cette courbure excessive au niveau du ventre rend le manche singulièrement inconfortable car obligeant chaque doigt à trouver sa prise à une altitude différente et créant une désagréable sensation de vide en son milieu, à laquelle vient s'ajouter un clip de poche exagérément saillant et pointu.
Pas besoin d'être ingénieur à Grenoble pour deviner que ce truc là va faire mal au moindre effort...
De plus, et nous rentrons là dans le domaine des préférences purement personnelles, je n'ai jamais été un grand fan des manches asymétriques dont les deux côtés ne sont pas faits de la même matière, raison pour laquelle je recherche généralement des variantes ou des modèles similaires dépourvus de cette caractéristique. Sauf que pour le Nano, il n'y avait pas d'alternative.
Côté droit, le manche est donc constitué d'une platine d'acier habillée par une plaquette en matière plastique généreusement texturée (les connaisseurs disent "toxifiée") au point de devenir aussi désagréable au toucher qu'au regard; tandis que côté gauche, le couteau arbore fièrement son frame lock taillé à même le châssis, lequel est à peine masqué par ce foutu clip de poche sur lequel nous aurons largement l'occasion de revenir.
Avant de me lancer dans l'écriture de cet article, et afin de m'assurer une objectivité totale (motivée par le fait que ni le constructeur, ni le designer n'ont accepté de me payer pour que j'en dise du bien de leur création commune), j'ai longuement tenté de manipuler ce couteau de toutes les façons possibles, et cela dans l'éventualité où l'opinion que je m'étais faite depuis 2017 aurait été fondée sur de mauvaises bases.
Depuis son acquisition, je m'étais en effet naïvement persuadé que l'ouverture devait nécessairement se faire avec le pouce. Or, prendre appui avec ce dernier sur l'orifice d'ouverture aménagé sous le dos de la lame impose, du fait des dimensions réduites du couteau, une position exagérément recroquevillée, à la fois inconfortable et peu pratique.
Avec cette approche, il est d'autant plus délicat de projeter la lame d'une pichenette vers sa position de verrouillage que la garde profonde entrave le mouvement du pouce et que le majeur et/ou l'index ont tendance à prendre appui sur le frame lock et à renforcer ainsi l'effet de sa détente, compromettant au passage la bonne libération de la lame. En ajoutant à cela les contours anguleux du susdit orifice et leur tendance à blesser la pulpe du doigt, cet exercice ne relève définitivement pas de la partie de plaisir.
Ce n'est que grâce à ma (plus récente) expérience au contact des couteaux de la marque spyderco, qu'il m'est finalement venu à l'idée de tenter une ouverture avec le majeur, façon "spyder-flick". Or, après quelques essais infructueux, j'ai finalement pu trouver la position idéale dans laquelle l'opération se révélait possible et même presque ludique.
Le pouce doit être bien à plat sur la charnière, l'annulaire tenir solidement le pommeau contre le creux de la paume et l'index écarté du chemin pour éviter de gêner le mouvement. Le majeur s'insère dans la partie basse de l'orifice pour maximiser l'effet de levier et... CLAC. D'une vive pichenette, la lame s'ouvre effectivement d'un mouvement sec jusqu'au claquement sonore signifiant que le frame lock est engagé, tandis que l'ongle du majeur s'allège de quelques milligrammes, soulagé d'une fine couche de kératine. La réussite n'est pas garantie à 100%, notamment en raison d'une charnière plutôt visqueuse car équipée de simples rondelles plastiques mais, une fois qu'on a pris le coup, la mémoire musculaire fait le reste.
Nous sommes évidemment à des années lumières de la spontanéité d'un bon flipper ou même d'un ergot correctement placé, et l'agrément du Nano n'est en aucune manière comparable à ces mécanismes lorsqu'ils sont correctement implémentés. Mais j'ai tout de même finalement pu, après 5 ans en sa compagnie, trouver un moyen acceptable d'ouvrir ce couteau d'une seule main et ça, ça n'est pas rien!
Le mécanisme de verrouillage, pour sa part, fait le job sans problème et même avec un peu trop d'enthousiasme puisqu'au moment de débloquer ce dernier, les dimensions du couteau viennent à nouveau foutre la merde. En effet, selon la position naturellement adoptée par telle ou telle main tentant de se faire une place sur le peu de surface disponible, la pression qu'il est nécessaire d'exercer avec le pouce pour repousser le ressort hors de la gouttière se traduit parfois par une pression identique, exercée par le majeur et/ou l'index... de l'autre côté du même ressort! Les deux efforts se neutralisent alors et l'utilisateur se retrouve in fine à pincer un ressort entre une paire de doigts opposables.
Cette situation m'est arrivée plus souvent qu'à mon tour, surtout lors des premiers jours/semaines/mois/années au contact de ce modèle et -là encore- il a fallu que j'éduque ma main à s'accommoder au couteau (en allant notamment chercher appui sur le clip de poche, que l'on reconnaît aisément au toucher) avant de pouvoir arriver à un résultat fiable et reproductible. Une situation quelque peu déplorable s'agissant d'un outil que n'importe quel être humain devrait pouvoir être capable d'utiliser sans se poser trop de questions.
Alors évidemment, le Nano se manipule très bien à deux mains. Mais avoue que ça enlève quand même vachement à l'intérêt de la chose.
Avec sa longueur de coupe aussi délibérément réduite, on peut légitimement attendre du Nano qu'il se fasse littéralement oublier dans la poche... Mais c'est sans compter sur sa hauteur prodigale qui le rend franchement encombrant pour un si petit calibre.
Avec un tel profil, il barre l'entrée de la poche bien plus efficacement que bien des "grands" modèles.
Le Nano trouvera donc de préférence refuge tout seul, sur le rebord de la poche à gousset (la fameuse "cinquième poche" de tout Jean's qui se respecte) où sa longueur réduite lui permet de pénétrer aussi complètement que le lui autorise son clip de poche.
Et c'est donc le moment de parler de ce fameux clip de poche, produit par Curtiss Knives à la demande de l'industriel allemand et respectant par conséquent en tout point le modèle d'origine disponible sur les productions custom de l'artisan américain.
Exclusivement droitier, ajustable pointe en haut et pointe en bas, cette excroissance métallique présente également la particularité d'être plutôt vachement saillante et donc de laisser dépasser le couteau de la poche d'une manière aussi inélégante que peu pratique.
Saillant, ce clip l'est également de profil, car son extrémité exagérément décollée du manche devient rapidement une menace pour tout ce qui passe à proximité de la couture qu'il garde avec jalousie, ou tout simplement pour la main qui commet l'erreur de l'étreindre avec un peu trop d'enthousiasme.
Enfin, dans la plus pure tradition américaine, cette languette de métal arbore également le collimateur qui sert de logo à la marque Curtiss Knives et grâce auquel on peut coller flingues et couteaux dans le même panier (ce qui, à mon avis personnel, ne rend service à personne).
Or, s'il existe un couteau qui n'est pas supposé évoquer un arme, c'est bien le Nano car tout, de ses dimensions à la forme de sa lame, semble imaginé pour inspirer la confiance chez l'observateur profane. Avec sa lame ridiculement petite, dodue et pratiquement circulaire, on s'imagine même argumenter auprès des forces de l'ordre que son propriétaire ne représente objectivement pas le moindre danger pour la société.
Affiché à 70€ dans le catalogue Böker Plus du temps où il était disponible, on ne peut pas dire que ce petit couteau soit ruineux. Or, si ses matériaux ne suffiront pas à exciter le collectionneur, sa réalisation ne souffre pas de reproche notable en dehors de cette fichue base de fil émoulue de façon incomplète.
Rien d'extravagant donc, mais l'acquéreur ne se fait pas non plus rouler dans la farine du côté des finitions et du soin général apporté à son assemblage. Non, ce qui fait que l'heureux propriétaire d'un Nano finira vraisemblablement frustré au bout de quelques temps, c'est son design même qui, sous des aspects de tout petit utilitaire, échoue à exceller dans quelque domaine que ce soit y compris, comble du comble, dans celui du ratio longueur de coupe/encombrement. Rien qui ne soit donc imputable aux matériaux, au processus de fabrication ni au temps consacré par les sous-traitants asiatiques... Autrement dit à tout ce qui conditionne son coût de revient.
En d'autres termes, l'acheteur qui craque pour le physique débonnaire du Nano et n'a que faire de ses performances au quotidien réalise sans aucun doute une bonne affaire.
Voilà, nous avons fait le tour. Comme tu peux le constater, je ne suis de toute évidence pas séduit par le concept qu'incarne le Nano. Un couteau trop petit pour les tâches du quotidien et pourtant trop massif pour jouer le rôle d'un mini. Un acteur le cul entre deux rôles. Une erreur de casting.
Bonne journée!