17 Janvier 2022
(...unmecavecuncouteau nourrit une obsession démesurée pour ce qu'il croit être le plus beau couteau jamais imaginé.)
Ça fait une semaine que l'idée tourne en boucle, comme un bruit de fond: il FAUT que mon projet prenne vie. Je saoule le seul ami qui ait la malchance d'être amateur de couteaux avec le sujet. Après l'avoir littéralement coincé dans un parking, je lui impose une revue des dessins, un essai des prototypes. Son avis est sans appel: "en bois comme ça, il ne va pas couper grand chose!"
Emporté par mon enthousiasme, je décide de choisir un alliage pour ce modèle. S'agissant de la plus belle pièce jamais imaginée, elle mérite le meilleur. Je regarde donc les tarifs du Damacore de chez Damasteel. Argl! 22€ du centimètre, ça fait plus de 400€ rien qu'en matière première. Je vais devoir réviser mes ambitions à la baisse.
L'idée d'en faire un pliant me traverse un instant l'esprit. Un verrouillage ambidextre tel que le recoil lock que l'on trouve sur le Sandrin Knives Torino serait incroyablement cool, mais les dimensions de la lame comme la géométrie du manche ne rendent pas possible l'exploit de loger la première dans le second. Je reste donc sur l'idée d'un fixe à plate semelle, plus simple et certainement moins onéreux à réaliser.
Après quelques recherches, je tombe plus ou moins par hasard sur une offre pour une barre de CPM MagnaCut, l'acier imaginé par Larrin Thomas et dont tout le monde parle depuis mars 2021 comme la révolution métallurgique de la décennie. J'ignorais que cet alliage était déjà disponible à la vente au grand public, mais je savais en revanche que la demande était très forte. Sachant le commerçant sérieux, j'ajoute l'item à mon panier sans attendre que l'hypothétique coutelier à qui je confierai mon projet tombe sur une rupture de stock.
"Au pire, je trouverai bien quoi en faire."
A ce stade, un observateur extérieur aurait constaté à quel point j'avais commencé à engager des frais de façon inconsidérée sur la base d'une série d'hypothèses improbables: trouver un coutelier prêt à réaliser mon projet, le convaincre d'utiliser l'acier que je lui fournirai... Mais mon enthousiasme ne s'arrêtait pas à ces menus détails et je recevais bientôt ma plaque de 640*40*3mm de MagnaCut recuit.
Désolé pour la censure grossière, mais je n'allais quand même pas poser mes coordonnées comme ça sur l'Internet!
Le format sous lequel j'ai reçu le précieux métal pose toutefois un souci: le profil que j'ai imaginé tient à peine dans une bande de 4 cm de hauteur. Quiconque devra en réaliser la silhouette n'aura pas le droit à la moindre erreur.
Nous sommes vendredi soir et j'ai pris une grande décision: demain, sous prétexte d'accompagner mon fils à la librairie, j'irai rendre visite au coutelier pour prendre sa température.
Samedi 15 janvier, je déambule dans les rues de ma ville natale en m'efforçant tant bien que mal à conserver une attitude nonchalante. A l'intérieur, je me sens comme une jeune pucelle la veille de son bal de promo. La boutique du coutelier n'est pas encore ouverte. Après être passé à la librairie -mon alibi- je nous installe moi et mon fils en face de la devanture du magasin en attendant l'ouverture.
Je transpire à grosses gouttes lorsque, la lumière allumée, je franchis le seuil de la porte. C'est l'épouse de l'artisan qui m'accueille:
"Bonjour madame. Alors voilà, j'ai un projet qui me tient à cœur mais je n'ai ni le matériel, ni les compétences pour le mener à bien. Sauriez-vous s'il serait possible que j'en confie la réalisation à votre mari?
- Ah, je vais lui demander mais ça m'étonnerait, il ne fait plus les commandes.
(je sens ma gorge se nouer)
Après quelques interminables secondes, l'artisan fait irruption de son arrière boutique.
- Monsieur bonjour, que puis-je faire pour vous?
- Et bien voilà, comme je le disais à votre femme, j'ai un projet de couteau et...
- Ah, je vous arrête tout de suite, mais c'est terminé. Je ne fais plus que mes propres couteaux."
J'ai l'estomac dans les talons. J'hésite un instant sur l'attitude à adopter face à son sourire narquois, puis je décide de battre en retraite. D'une part, je ne souhaite pas me ridiculiser davantage en mendiant son aide et d'autre part, quitte à essuyer un refus, autant m'abstenir de lui servir sur un plateau d'argent la maquette du plus beau couteau du monde (que j'avais dans la poche, à toutes fins utiles). Il serait fichu de s'en inspirer! Après l'avoir remercié pour sa réponse franche et directe, je me remets en route.
En arrivant chez moi, je ne me souviens même pas avoir fait la route du retour. Je suis hagard, et j'ai le ventre lourd. Sans doute à cause du poids de la barre d'acier que je sais à présent profondément enfoncée dans mon séant.
Ma femme prend toutefois la nouvelle avec beaucoup plus de philosophie:
"Et bien c'est plutôt une bonne chose non? Comme ça au moins tu n'as plus d'autre choix que de le faire toi-même ton fameux couteau! De mener ton projet de A à Z.
- Mais enfin moumoune, je n'y connais rien, moi à la coutellerie. Et puis je n'ai pas le matériel!
- Tant que tu n'auras pas essayé, tu n'en sauras rien."
Mes différentes visites dans les ateliers de coutellerie au sein desquels j'ai eu la chance de pénétrer m'avaient en effet convaincu que l'équipement du coutelier amateur devait à minima inclure un backstand et une poignée d'autres machines aussi chères qu'encombrantes. Quelques minutes de recherche sur Internet me démentirent. A en juger aux retours d'expérience des amateurs qui m'ont précédé, il était possible de fabriquer un couteau tout à fait honorable avec quelques outils simples et pas ruineux, à condition bien sûr de se préparer convenablement...
Dimanche matin. Ma liste de courses est faite et j'ai déjà complètement planifié mon projet:
Par chance, je n'ai pas de délai imposé, je peux donc galérer jusqu'au mois de décembre si ça me plait.
J'expose la situation à mon copain. J'ai plus de métal que nécessaire, pourquoi ne pas saisir l'opportunité pour bricoler entre couilles? La deuxième graine vient d'être semée.
J'ai déjà la meuleuse d'angle pour le gros de la découpe, un étau de bonhomme, et mon père accepte de me confier sa perceuse à colonne. Il ne me manque plus que quelques outils à main.
Direction le bricomachin le plus proche pour les fournitures.
Une disque de coupe pour l'acier inox et des feuilles d'abrasif pour poncer l'émouture. J'ajoute un disque de polissage, au cas où.
Un jeu de limes bois et métal pour créer l'émouture et finir les silhouettes de la lame et du manche.
Des limes de précision, si j'arrive jusqu'au stade où il n'est pas ridicule d'envisager un guillochage.
Montant de l'addition: un peu moins de 90€ de fournitures. Comme je suis encore large sur le budget que j'avais imaginé, je m'offre une Dremel pour faciliter le travail de finition.
L'idée du guide d'angle n'est pas de moi. Je n'ai fait que copier mon système d'affûtage "Edge Pro Apex" avec les moyens du bord. En fixant la surface abrasive (pierre/lime) à un tube dont l'extrémité coulisse dans un support fixé en hauteur, ce mécanisme permet de garantir un angle constant à chaque mouvement de va-et-vient.
Idéal pour affûter mes couteaux les plus précieux et/ou sensibles car évitant tout retrait de matière superflu (et respectant avec précision l'angle d'affûtage souhaité), le concept me semblait incontournable dans le contexte de la réalisation d'une émouture primaire. Plutôt que d'usiner cette dernière à main levée et de multiplier les chances de faire de la merde, j'estime en effet plus prudent de mettre en place quelques garde-fous.
Mon attirail en place, il est temps de finaliser les plans de mon projet. L'un des principaux paramètres qu'il va me falloir gérer, c'est évidemment l'émouture, et le fait que je doive la réaliser moi-même m'impose de revoir mes ambitions à la baisse.
D'une émouture progressive (aigue à la pointe, obtuse à la base) qui dessine une courbe élégante...
...je dois tracer une émouture constante, dont la courbure serait parallèle à celle du fil (si tant est que deux courbes peuvent être parallèles ce qui constitue, j'en suis conscient, une hérésie géométrique).
Il me faut également calculer la hauteur de cette émouture, compte tenu de l'épaisseur du métal et de l'angle que je souhaite lui donner, tout en m'assurant que celle-ci reste visuellement flatteuse au regard. Quelques calculs de trigo niveau collège plus tard, j'ai mon esquisse "technique" finale.
Je profite de l'opportunité pour relever le manche de quelques degrés et en affiner très légèrement le pommeau. Cela devrait théoriquement améliorer le confort lors du travail sur plan et permet également à ma silhouette de rentrer plus facilement dans la bande de métal qui me sert de contrainte.
Et comme tu n'auras pas manqué de le remarquer, cher lecteur, il est d'ores et déjà établi qu'avec un ricasso en biais comme celui que j'ai tracé ici, je vais bien me faire chier la bite quoi qu'il arrive. Mais je préfère placer la barre haut et me planter plutôt que d'aller à la facilité et être déçu du résultat.
L'angle d'émouture établi à 4°, je peux ensuite calculer la hauteur à laquelle fixer mon guide d'angle. Un petit coup de caltoche, un pied à coulisse et quelques minutes plus tard, le trou dans lequel viendra se fixer l'anneau dans lequel coulisse mon tube de cuivre est percé.
Pour fixer le manche, je décide de partir sur une paire de vis de serrage. Si par miracle j'arrivais à faire une lame convenable du premier coup, il y a fort à parier pour que je doive de toutes façons passer par plusieurs essais avant d'avoir un manche qui tient la route. Le travail en volume étant beaucoup plus important et le matériau moins résistant, je m'imagine très facilement donner le coup de lime de trop. Pour éviter d'avoir à retravailler une soie couverte de colle époxy, je décide donc de passer par un système démontable pour pouvoir facilement multiplier les essais.
Si d'aventure, le résultat ne me plaisait pas, il sera toujours temps de remplacer les vis par des rivets creux à la sauce Voxnaes.
A l'heure où je finalise ces lignes, mon copain s'est décidé à me suivre dans cette aventure incertaine. C'est donc à son tour de m'inonder de ses propres croquis. C'est de bonne guerre, il supporte mes spams depuis deux semaines. Je suis chaud patate comme une baraque à frites, mais en même temps j'ai la trouille de donner le premier coup de scie. Quoi que je fasse, en coupant dans ma barre d'acier, je franchirai un point de non-retour qui ne pourra me mener qu'à un succès, un échec ou un abandon.
Pour la jouer safe et déstresser un peu, je vais donc commencer par essayer de débiter quelques plaquettes dans le morceau d'olivier que j'ai mis à sécher. Vu l'épaisseur du bazar et la dureté du bois, ça devrait déjà bien me défouler. Et si le projet se retrouve au point mort et que je n'ai plus de quoi alimenter ce blog pendant quelques jours/semaines, je pourrai toujours coller un article ou deux sur les couteaux des autres, comme au bon vieux temps.
Alors dans tous les cas, à bientôt j'espère.