18 Janvier 2022
C'est la pause déjeuner. J'ai fini d'aplanir mes plaquettes et je sais que l'étape à venir est l'une des plus décisives: je dois découper la silhouette de mon futur couteau dans la barre d'acier qui gît depuis bientôt dix jours sur mon établi, bien à l'abri derrière son emballage.
Je me tâte, je cherche une excuse pour remettre ma mission à plus tard et retarder le moment où je ferai une connerie irrémédiable (genre un coup de meuleuse en travers de la future lame...). Et puis je prends une grande inspiration et sors le couteau qui est dans ma poche (en état de marche, celui là) pour découper proprement l'emballage qui protège ma matière première.
Dès que l'air enfermé derrière le plastique se libère, une odeur tenace de moisissure emplit la pièce. Je constate immédiatement que de la condensation s'est formée à l'intérieur de l'emballage hermétique. Soit mon paquet a été conditionné sous la pluie, soit la planche de bois qui sert à porter la barre de fer avait été rentrée la veille. Dans les deux cas, le résultat est le même: de larges marques de corrosion entachent d'ores et déjà mon bel acier qui, faute d'avoir été trempé, n'a pas encore acquis sa résistance à la corrosion finale.
"Bah, de toutes façons, je vais le gratter dans tous les sens ce morceau de ferraille. Alors l'un dans l'autre on n'y verra plus rien une fois fini."
Me consolant comme je peux, je procède à la toute première inspection de rigueur: mon patron modifié (manche remonté, pommeau affiné) se loge-t-il dans les 4 cm de hauteur disponible?
Ouf, tout juste! A croire que c'était étudié pour. La lame ne sera pas exactement dans le sens du grain (que j'imagine parallèle à la longueur de la barre) mais de toutes façons, ce couteau ne servira pas à lever des souches.
Quelques petits aller-retours avec le stick de colle UHU, pour que mon modèle ne bouge pas de son support, et j'ajuste le pochoir au plus juste pour limiter au maximum le gaspillage de matière.
Puis je saisis mon feutre pour détourer la silhouette. J'épaissis volontairement le trait pour me laisser une bonne marge de manœuvre: la meuleuse dégrossira les formes jusqu'au feutre, les limes feront les finitions. Ça me prendra peut-être des heures pour arriver au résultat mais au moins je minimise les chances de faire une connerie.
Direction le garage. Et pour commencer, il me faut couper ma barre à la bonne longueur. A ce stade, l'étau est évidemment l'outil le plus indispensable. J'aurais pu remplacer la meuleuse par une scie à métaux si mes pulsions masochistes m'avaient poussé jusqu'à cette extrémité, mais je n'aurais rien pu faire sans cette troisième main de fer inébranlable.
Une fois la coupe réalisée, je dois me rendre à l'évidence: je n'aurais pas pu le faire à la scie finalement. Même recuit, cet acier ne se laisse pas travailler facilement. Évidemment, je ne possède pas la moindre expérience ni un quelconque élément de comparaison avec d'autres aciers de coutellerie... Mais par rapport aux métaux que ma meuleuse a l'habitude de traverser comme des mottes de beurre, ce machin là joue dans une toute autre cour.
La suite des opérations: retirer morceau par morceau, à la meuleuse, toute la matière superflue sans pour autant s'approcher trop près du papier. Même si le disque abrasif prend tout son temps pour manger le métal, un millimètre de trop m'obligerait à reconsidérer tout le profil de ma pièce.
Millimètre après millimètre, je dégrossis mon contour. A chaque nouvelle ligne, je cherche la position idéale dans l'étau pour m'assurer un angle d'attaque et une visibilité optimale. Les parties concaves sont particulièrement acrobatiques et m'obligent à multiplier les petites incisions en "V".
A certains endroits, le papier a roussi au contact de la poussière métallique en fusion. Sur le dos du manche, un coup de meule maladroit a emporté papier et encre avec lui... Mais je ne m'en sors objectivement pas trop mal. Et j'ai même l'impression de m'améliorer à mesure que les minutes défilent.
Au bout d'une bonne demi-heure, j'estime en avoir terminé avec la meuleuse. Le moindre coup supplémentaire impliquant un risque d'échec que je ne suis pas disposé à prendre.
De retour à l'étau, je fais chanter la lime. Les lignes s'affinent petit à petit. Pour faire le malin, je sors la Dremel et je lui colle un embout façon fraise de dentiste. En alternant les grands gestes avec la lime pour tracer les lignes tendues et les petits coups de fraiseuse pour les arrondis (et notamment l'encoche pour l'index, dans laquelle mon outil a fait des merveilles), mon profil colle bientôt presque parfaitement au dessin.
Dois-je laisser un peu plus de matière "au cas où"? Faut-il que je continue à creuser dans l'acier? A chaque coup de lime, je passe le doigt sur les arêtes, je saisis mon futur couteau en main pour en valider les dimensions, je fais semblant de couper quelques légumes imaginaires... Je passe bientôt plus de temps à vérifier mon profil qu'à le travailler.
Et puis, bien après que la pause déjeuner soit officiellement terminée, je pose enfin sur la table le fruit de mon travail.
L'étape suivante, je le sais, sera de loin la plus délicate et la plus éprouvante, pour mes nerfs comme pour mes muscles, puisqu'elle consistera à réaliser l'émouture.
Pour préparer cette phase au mieux, je retourne sur la table à dessin et découpe au scalpel la ligne d'émouture du dessin collé sur le métal. Puis je retire le papier couvrant l'émouture et trace les limites de cette dernière au feutre indélébile. Comme ça, je saurai exactement où m'arrêter.
Idem de l'autre côté avec un nouveau patron recopié pour l'occasion, et me voilà prêt pour l'étape suivante...
...enfin pas tout à fait, avant ça il va me falloir une bonne nuit de sommeil parce que les heures passées plié en deux au dessus de mon étau ont eu raison des attentions de mon ostéo.
La suite au prochain numéro!