Voyage autour du monde à la découverte de couteaux d'ici et d'ailleurs
3 Janvier 2022
Salut cher lecteur,
Si je te demandais "cap ou pas cap d'arracher un poil de nez à un grizzli qui fait la sieste?" tu me répondrais sans doute quelque chose du genre "techniquement c'est possible, mais le résultat serait contre-productif". Ce qui est remarquable c'est que sans le savoir, tu viendrais de résumer le principe même du Farol S.
C'est en 1995 que Sylvain Berthommé, navigateur passionné, assemble son tout premier couteau pièce par pièce dans le carré de son bateau au cours d'une traversée des Açores. Fasciné par la pêche au cachalot qui a façonné la culture de ces îles, il donne au manche de sa toute première création la forme du cétacé éponyme.
C'est avec ce modèle baptisé à juste titre "Cachalot" qu'il lancera sa propre coutellerie dès son retour à la Rochelle, réalisant ainsi un vieux rêve: fabriquer et vendre des couteaux de marins, faits par les marins, pour les marins. Et pour rester dans le thème, il donne à sa marque le nom de "Farol", qui signifie "phare" en portugais. Depuis 1996, le coutelier marin fabrique donc entre les murs de son atelier artisanal installé dans son port d'attache, toute une gamme de couteaux intégralement réalisés à la main et sur place, qui se sont rapidement fait une place de choix dans le cœur de bon nombre de passionnés de la mer.
C'est en 2009 qu'un groupe de marins lance un défi original au coutelier: "cap ou pas cap de faire un couteau pliant dont le manche est décoré d'un matelotage?". Le problème n'est effectivement pas trivial à résoudre car le principe du matelotage consiste à gainer le manche d'un cordage tressé dans le but de lui offrir une bonne adhérence.
Or, lorsque l'on imagine un couteau pliant habillé d'une telle manière, on se rend rapidement compte qu'un problème va se poser: la lame, en voulant retourner dans sa gouttière, va avoir une tendance aussi naturelle que fâcheuse à trancher le cordage qui en barre l'entrée.
Le créateur a donc dû déployer des trésors d'ingéniosité pour contourner cette difficulté et proposer un couteau satisfaisant ces critères. Le résultat, baptisé "S", prouve effectivement que techniquement, c'est possible...
Ajouté au catalogue Farol dès 2009, le Farol S a fait l'objet en 2017 d'une édition spéciale destinée à commémorer les 50 ans de la Société Nationale des Sauveteurs en Mer. C'est dans le but de soutenir cette association, dont le rôle est aussi vital en mer que celui des pompiers et des urgentistes l'est à terre, que ce modèle a été acquis avant de m'être offert.
Un beau geste solidaire, donc, qui allie l'intérêt général à l'agréable.
Arrivé entre mes mains à la fin de l'année 2018, il aura fallu presque une décennie pour que je puisse m'extasier de la solution imaginée par Sylvain Berthommé pour répondre au défi lancé par ses amis. Une solution aussi élégante que simple: pour éviter que la lame ne coupe le cordage en pénétrant dans sa gouttière, il suffisait de faire en sorte qu'elle n'y pénètre pas... Tout du moins, pas sur la section équipée du matelotage.
Le résultat est un couteau dont les lignes sont conçues pour que, une fois replié, celui-ci forme un ovale dont le centre évidé permette au cordage de faire le tour du manche sans être menacé par le tranchant de sa lame.
Évidemment, cette conception entièrement dédiée à résoudre un unique problème (qui ne méritait peut-être même pas d'être résolu, soit dit en passant) ne va pas sans quelques contreparties. Du tranchant laissé apparent sur toute une portion de la lame lorsque celle-ci est repliée, au profil imposé à cette dernière, en passant par l'ergonomie résultante du manche, il n'est pas un détail qui ne mérite qu'on s'y attarde pour apprécier à quel point le résultat est effectivement aussi contre-productif que l'épilation nasale d'un plantigrade qui dort.
Ce qui est bien quand on dessine une lame avec pour seule contrainte la manière dont elle va se replier, c'est qu'on passe généralement à côté de tous les autres aspects qui en feront un outil acceptable une fois dépliée.
Longueur | 84mm |
Longueur affûtée | 78mm |
Longueur utilisable | 25mm |
Hauteur | 22mm |
Épaisseur | 3mm |
Épaisseur derrière le fil | 1.2mm |
Angle d'émouture primaire | 5.14° |
Type d'émouture primaire | Plate |
Matériau | 12C27 |
Dureté* | 57 HRC |
(* données aciériste)
Commençons par les bons côtés: l'acier choisi par le coutelier rochelois constitue une valeur sûre dans la catégorie des inoxydables. Ses carbures naturellement fins autorisent un fil d'une grande précision qu'il est facile d'obtenir avec des outils conventionnels et sa résistance élevée à la corrosion le rend tout à fait adapté à un usage marin.
Pour retarder encore l'apparition de traces d'oxydation, cette lame a en outre bénéficié d'un polissage miroir qui lui confère également une esthétique avantageuse bien que prompte à rendre visible aussi bien les marques de doigts que les petites rayures d'usage.
En revanche, sa finition est franchement hasardeuse. On peut certes pardonner quelques imperfections s'agissant d'un couteau entièrement réalisé à la main, mais il y a des limites. La présence manifeste d'une contre émouture à la pointe de la lame, et qui n'a été pratiquée que du côté droit relève par exemple de l'inexplicable.
Il en va de même pour l'encoche du mécanisme de verrouillage, dont le contour est griffé sans raison apparente, ou encore les marques de poinçonnage visibles du côté gauche de la lame et que rien, dans le procédé de fabrication, ne semble justifier.
Mais cette finition imparfaite n'est rien en comparaison du concept même implémenté par cette lame. Décrit comme "moitié serpette, moitié couteau" par son créateur, cette silhouette présente des similarités manifestes avec un profil d'origine népalaise connu sous le nom de "Khukuri".
Sorte de machette à section concave, le Khukuri est aussi bien utilisé comme arme que comme outil. Grâce à sa taille imposante et au poids important situé proche de sa pointe, il est idéal pour les coupes à la volée: la lame dispose d'une bonne inertie et la matière piégée dans sa section concave ne peut s'en échapper.
Hélas, pour une lame d'à peine quelques dizaines de grammes, ce profil n'apporte aucun bénéfice susceptible de justifier la perte sèche en longueur de coupe exploitable pour 90% des usages dédiés à un couteau de poche.
Certes l'impressionnant concave situé à la base de la lame "peut" s'avérer utile pour couper du cordage, mais n'importe quel fil droit correctement affûté ne devrait de toutes façons rencontrer aucune difficulté pour trancher une drisse... Si toutefois celui-ci était relativement bien conçu, ce qui n'est même pas le cas ici, en raison d'une quantité indécente de matière laissée derrière le fil.
Et pour tout le reste, qu'il s'agisse des tâches alimentaires ou des petits bricolages du quotidien, l'utilisateur se retrouve de toutes façons avec peau de chagrin. C'est bien simple, combiné à la courbure indécente du manche, ce profil de lame ne permet d'exploiter que le dernier centimètre du fil lors des coupes contre support. Et cela sans même tenir compte de l'éventuelle présence de doigts sous le manche pour... je ne sais pas moi... tenir le couteau?
Et le gros problème lorsque l'unique partie utilisable d'une lame est si petite (en plus d'être placée tellement loin des doigts que l'on manque de précision), c'est que c'est sur cette longueur que se concentre toute l'usure. La lame s'émousse ainsi de façon d'autant plus prématurée que l'acier scandinave utilisé n'est pas réputé pour sa tenue du tranchant. Le couteau s'use, et s'affûte donc, à une fréquence inégale entre sa base et sa pointe, ce qui contribue avec le temps à en déformer davantage l'apparence.
Cela dit, il faut mieux dans cette situation voir le verre à moitié plein. Car lorsqu'à force de contorsions et d'astuce, on arrive enfin à utiliser la section concave jusqu'à ce qu'elle réclame son propre entretien, on ne réalise que trop tard que celui-ci est rendu impossible par le rayon de courbure que l'on présente à sa bonne vieille pierre plate.
Si je vantais plus tôt les mérites du 12C27 s'agissant de sa facilité d'affûtage, c'était compte tenu d'un tranchant droit ou convexe car, quel que soit l'alliage, affûter un fil concave n'est jamais une sinécure et requiert du matériel spécifique. Alors quand on se retrouve à devoir acheter une gamme de fusils diamantés juste pour entretenir son couteau pliant à matelotage, on dit merciki? On dit "merci Farol"!
Et pour en finir avec cette lame, on ne peut que s'interroger sur le choix d'un poinçon réalisé à cheval sur le dos de la lame. Ce n'était pourtant pas la place qui manquait alors pourquoi être allé frappé le "S" à cet endroit plutôt qu'à côté de la marque? La question reste en suspens...
Cela va sans dire, le manche souffre tout autant que la lame de la contrainte arbitraire qu'impose la présence du matelotage.
Longueur | 110mm |
Hauteur | 21mm |
Épaisseur | 11.5mm |
Matériau | Teck et tresse en ligne à thon |
Il n'y a hélas pas grand chose de positif à dire sur ce manche. En dépit de dimensions généreuses, son ergonomie est tout simplement catastrophique à cause de sa courbure exagérée qui place l'index et le petit doigt quasiment 1cm plus bas que le majeur et l'annulaire, à moins de se satisfaire du fait de laisser ces deux derniers errer dans le vide.
Une position pas naturelle du tout, qui procure un désagréable sentiment de creux dans le milieu de la main.
Le pouce n'est pas mieux loti puisqu'il repose sur le mécanisme de verrouillage dont le ressort transversal présente la particularité d'être en biais.
D'une manière générale, il est difficile de trouver un appui confortable et c'est souvent le petit doigt qui fait les frais de la pression excessive qu'exerce sur lui le pommeau. Et le fait que la hauteur du manche varie du simple au double entre l'emplacement du matelotage et l'articulation située à peine deux centimètres plus en avant procure un sentiment vraiment inégal.
Le matelotage, puisqu'il en est question, n'occupe ici qu'un rôle purement symbolique, voire anecdotique. Réduit à sa plus simple expression par sa proximité avec la lame repliée, il ne contribue en rien à l'ergonomie du manche et ne justifie son existence que par le simple fait de permettre au créateur de dire "Vous voyez? J'en ai mis un!"
Le cas typique du concept implémenté dans le seul but d'avoir coché une case sur la liste des 100 trucs à faire avant de mourir.
Pour la main, le désastre est total, le fait d'avoir tenté coûte que coûte de relever un pari sans intérêt a donné naissance à une monstruosité inutilisable qui n'a d'intérêt que celui d'exister et, éventuellement, d'embellir une vitrine.
Nous sommes véritablement aux antipodes de la simplicité et de la praticité qui ont vraisemblablement fait le succès des couteaux Farol auprès de ses utilisateurs, à en croire les témoignages enthousiastes que l'on peut trouver sur les forums dédiés à la plaisance.
L'avantage indéniable dont profite l'articulation du "S" est d'être libérée de toute contrainte relative à la présence du matelotage. Après tout, on n'attend d'elle qu'une mission simple: faire en sorte que la lame et plie et se déplie sans opposer de résistance.
Mais cela ne l'empêche hélas pas d'échouer lamentablement à accomplir son devoir. La lame, forcée dans une gouttière de bois creusée à même la masse du manche, s'articule sur un simple rivet avec autant de souplesse qu'un centenaire frappé d'arthrose.
Il faut a minima les deux mains et un effort conséquent pour vaincre le frottement indécent qui lutte contre toute tentative de mouvement.
(* l'édition originale du Seigneur des Anneaux visible sur cette photo pèse très exactement 2.150 kg)
Cette opération est rendue d'autant plus délicate que l'absence de toute aspérité sur les flancs de la lame susceptible de fournir une quelconque adhérence imposte aux doigts d'exercer une forte pression contre les émoutures, à proximité d'un tranchant laissé à nu et contre lequel il est aisé d'aller se tailler une escalope de doigt.
Et si l'ouverture du couteau est loin d'être une partie de plaisir, qu'il est illusoire de vouloir tenter en situation d'urgence et encore moins à une seule main, sa fermeture n'est pas davantage aisée puisqu'il faut ajouter à la résistance de la charnière la présence d'un mécanisme de verrouillage ironiquement baptisé "cran d'arrêt une main" par son concepteur.
Avec la mauvaise foi qui me caractérise, je confirmerais volontiers qu'il faut bien une main supplémentaire pour maintenir le mécanisme en position débloquée, tandis que les deux autres s'acharnent à faire bouger la lame, mais l'honnêteté m'oblige à admettre que le ressort filaire qui empêche en temps normal la lame de se replier seule (c'est à dire lorsqu'on la soumet à plus de 2 kg de pression) est largement assez exposé et souple pour que le pouce puisse le dégager de manière volontaire... ou que toute autre aspérité passant à proximité s'en charge de façon accidentelle.
Vu la facilité avec laquelle elle se libère en comparaison de l'effort grotesque qu'il faut accomplir pour fermer la lame, on peut se demander à quel point exactement cette "sécurité" sécurise l'utilisation du couteau.
Et pour en finir avec les innombrables qualités de ce mécanisme, on ne peut que s'émouvoir de la présence d'une butée d'ouverture qui empêche le talon de la lame de prendre appui sur le dos du manche lorsque le couteau est ouvert...
...mais ne bloque absolument pas le mouvement en fermeture, ce qui conduit invariablement au contact entre le tranchant de la lame et le fond de la gouttière à chaque fois que le couteau est replié.
Et comme les choses sont bien faites, le contact en question se fait au niveau de la seule section utilisable du tranchant, histoire de bien contribuer à l'usure prématurée de ce petit bout de lame. Brillantissime!
Malgré une lame plutôt massive, le "S" bénéficie de sa conception sans fioritures et tout en bois pour afficher un poids tout à fait contenu. C'est hélas la seule qualité afférente à son transport.
Aucune modalité de port n'est en effet proposée avec ce couteau: ni clip de poche, ni étui à fixer à la ceinture, ni bélière, ni même un orifice passe-lanière que l'on pourrait utiliser pour fixer une dragonne destinée à assurer ce couteau en mer. Rien. Nada. Nein. Peau d'zob.
A défaut d'avoir un ami maroquinier, il faudra donc se contenter du fond d'une poche dont la silhouette du "S", rendue ridiculement volumineuse par la nécessité d'y aménager du vide, exigera l'usage exclusif.
Et comme si son encombrement inexcusable ne suffisait pas, ce couteau se permet en plus d'exposer, lorsqu'il est replié, le talon inutilement saillant de sa lame et qui ne manquera pas d'écorcher la peau ou le tissu avec lequel il ne entrera tôt ou tard en contact.
C'est au moment de passer à la caisse que la plaisanterie cesse d'être amusante. Parce qu'en toute objectivité, nous sommes face à un couteau réalisé avec exactement les mêmes matériaux (inox bon marché, bois) et les mêmes techniques (charnière à rivet, verrouillage archaïque) qu'un Opinel, mais dénué des qualités pratiques de ce dernier et objectivement beaucoup moins bien fini...
...Alors lâcher un billet de 130€, c'est à dire QUATORZE FOIS LE PRIX d'un Opinel n°8 inox, pour cette réalisation, ça tourne au viol collectif. A ce tarif, ce n'est pas les flancs de la lame qui se font polir, mais les bourses du coutelier.
On pourrait certes se consoler en pensant que c'est un travail 100% artisanal et que, pour ce modèle particulier, une partie des bénéfices va au profit d'une association d'utilité publique (à hauteur toutefois d'un pourcentage non précisé) mais personnellement la pilule me semble trop grosse à avaler quand on voit ce qui se fait par ailleurs au sein même de notre territoire et a fortiori dans le reste du monde.
Pourtant, les couteaux rochelois bénéficient visiblement d'une excellente réputation au sein d'une certaine communauté de plaisanciers. L'aberration "S" mise à part, j'imagine en effet qu'on peut trouver dans leur catalogue des modèles tout à fait utilisables et dont la conception rustique (qui a dit "primitive"?) n'est pas dénuée d'un certain charme.
Mais lorsque je tombe, au hasard de mes recherches destinées à préparer la rédaction d'un article, sur des commentaires tel que "Farol c'est un peu cher, mais c'est la Rolls des couteaux de marin", je ne peux pas m'empêcher de lever les yeux au ciel. Il suffit d'un minimum de curiosité, c'est à dire se renseigner plus loin que la boutique du port et/ou le catalogue Camif de 1954, pour réaliser à quel point bon nombre de créations actuelles, françaises comme internationales, surpassent en tout point ces couteaux venus tout droit d'un autre siècle.
Le charme du traditionnel, pourquoi pas. La Rolls des couteaux de marin, juste non.
Au vu du résultat atteint par monsieur Berthommé, le "S" ne convainc son heureux propriétaire que d'une chose: il y a des défis qu'il vaut parfois mieux ne pas relever.
Pratiquement inutilisable, ce couteau ne trouve grâce aux yeux du collectionneur qu'en tant que pièce d'exposition, à condition toutefois d'être sensible aux charme du bois et des rivets.
Fruit d'un pari insensé, ce modèle constitue une réalisation tout aussi insensée qui démontre, s'il en était besoin, que certains créateurs imaginent parfois des modèles dans le seul but de se faire plaisir et au détriment du bon sens le plus élémentaire.
Mais, en y réfléchissant bien, cette pensée cache une certaine forme d'optimisme car c'est de la folie que naissent les véritables innovations. Et si de nombreux concepts tombent finalement dans l'oubli, une perle rare émerge parfois du chaos et change le monde tel que nous le connaissons. Combien de Farol S faudra-t-il avant de voir émerger la prochaine révolution coutelière, difficile à dire, mais puissent les créateurs continuer de relever les défis qui ne méritent pas de l'être.
C'est sur cette note positive que nous nous quittons pour aujourd'hui, en attendant nos retrouvailles prochaines à la découverte d'un modèle iconique, résultat heureux d'une douce folie outre-atlantique.
D'ici là, passe une bonne journée, moussaillon!