2 Décembre 2021
Cher lecteur, rebonjour.
Nous avons déjà eu l'occasion d'évoquer dans un article précédent l'émergence des marques chinoises de qualité sur le marché de la coutellerie industrielle, et l'objet du jour est précisément le fruit de l'un de ces nouveaux acteurs. Direction donc l'empire du milieu à la découverte de cette entreprise et du couteau qu'elle nous propose.
Fondée en 2000, l'entreprise alors baptisée Weyeah Knife Company s'est attaquée dès ses débuts à tous les fronts, produisant outils et couteaux pour le marché asiatique tout en œuvrant en tant que sous-traitant des grandes marques occidentales. Sa croissance assurée par la qualité constante de ses productions et des choix stratégiques judicieux, l'entreprise devient en quelques années seulement l'un des plus gros acteurs du secteur.
En 2014, elle se renomme "WE Knife Co. Ltd." et commence à travailler sur sa propre marque de couteaux hauts de gamme "WE Knife". S'appuyant sur le savoir faire acquis au contact de ses commanditaires et un solide réseau de partenaires et de fournisseurs, il ne lui faut que deux ans pour concevoir et réaliser sa première collection composée de pas moins d'une vingtaine de modèles.
C'est ainsi qu'en 2016, les États-Unis découvrent cette concurrence sortie de nulle part. Le coup est rude: la qualité est équivalente à celle de modèles "made in America", les matériaux sont luxueux (y compris les aciers qui, ironiquement, sont souvent produits aux US!), mais les tarifs largement inférieurs à ce dont la concurrence locale est capable.
Le succès est immédiat. L'entreprise asiatique exploite au maximum les capacités de son parc de machines à commandes numériques ultra-modernes dont la précision permet de réaliser au poil de millimètre les designs les plus fous imaginés d'abord par son équipe de R&D interne, et plus tard par une proportion grandissante d'artisans couteliers à la réputation internationale.
L' AEternA, l'Arrakis et le Pleroma, trois designs complètement barrés imaginés par Elijah Isham et réalisés par WE Knife
Forts de ce succès initial, les 90 salariés de l'entreprise œuvrent jour et nuit pour concevoir et produire sans cesse de nouveaux modèles dont la distribution s'étend rapidement aux cinq continents.
En 2018, à peine deux ans après le lancement de sa première collection, WE Knife Co. Ltd. crée une seconde marque, "CIVIVI" dont la mission est d'occuper le marché en plein essor des couteaux d'usage quotidien (EDC) asiatiques, qualitatifs et abordables; un créneau sur lequel on trouve des acteurs historiques (Ruike, 2006), de tout nouveaux challengers (Bestech et QSP, 2017) ou de futures marques encore en gestation (CJRB, 2019). Mais je digresse car nous aurons l'occasion de reparler de CIVIVI dans un futur article.
De la même manière que KAI USA distribue ses couteaux haut de gamme sous la marque "Zero Tolerance" et ses modèles plus abordables au travers du catalogue "Kershaw", WE Knife Co. Ltd. couvre donc un très large spectre de clients grâce à la combinaison des offres de "WE Knife" et "CIVIVI".
En 2021, les couteaux WE Knife sont réputés pour leurs matériaux de premier plan, leur excellente qualité de fabrication et l'originalité de leurs designs sortant souvent des sentiers battus. Le 605M peut être en partie tenu pour responsable de cette réputation..
Sorti en 2016, le 605M fait partie de la toute première collection de WE Knife, à une époque où la marque ne voyait pas encore l'intérêt de nommer autrement ses créations qu'avec le patronyme d'un droïd venu tout droit d'une galaxie lointaine, très lointaine.
En ces temps révolus, la gamme du coutelier chinois était plutôt peuplée de modèles massifs, aux dimensions superfétatoires. Dans ce panorama, le 605M semblait bien minuscule aux côtés de ses congénères. Une impression pas complètement fausse puisque malgré un certain embonpoint et une apparence délibérément trapue et massive, les dimensions de ce couteau (et tout particulièrement sa longueur de coupe) le placent dans le bas du spectre des couteaux de poche "pas mini". Si tant est que cette comparaison ait le moindre sens, il est exactement aussi long qu'un Opinel n°7, c'est à dire plutôt pas très long.
Néanmoins, il s'agit d'un couteau qui m'a tout de suite plu lorsque je l'ai découvert quelques années plus tard, et pas seulement parce qu'il était alors en promotion. Ses courbes particulièrement originales et dynamiques m'ont interpelées sans pour autant me paraître outrageusement agressives, et sa conception intelligente qui lui vaut le titre incontesté de "plus grand des petits couteaux de ma collection" lui confère un charme unique.
Évidemment, son look atypique ne plait pas à tous et sa conception même n'est pas exempte de défauts, mais laisse-moi néanmoins l'opportunité de partager avec toi ce qui, je trouve, fait son charme.
90% de l'originalité du 605M es trouve dans sa lame à la silhouette inattendue, qui n'est pas sans évoquer dans une certaine mesure le profil d'un oiseau à gros bec, mais tout en restant parfaitement fonctionnelle.
Longueur | 77mm |
Longueur de coupe | 65mm |
Hauteur | 27mm |
Épaisseur | 4mm |
Épaisseur derrière le fil | 0.6mm |
Angle d'émouture primaire | 5.39° |
Type d'émouture primaire | Plate |
Matériau | CPM S35VN |
Dureté* | 61 HRC |
(* données constructeur)
Avec son orifice d'ouverture dysfonctionnel (nous y reviendrons...) en forme d'œil, sa crête à gros sourcil et son bec démesuré qui se termine par une large contre-émouture, cette lame m'évoque furieusement la tête d'un sympathique toucan ou bien celle d'un sévère pélican. Cette sensation est en outre accentuée par le traitement bicolore qu'elle a subie, satiné sur les émoutures et enduit noir sur les flancs, qui n'est pas sans lui procurer un certain charme. Esthétiquement, ça passe ou ça casse mais personne ne reste indifférent face à cette bouille de piaf... ou cette pointe de harpon acérée, selon les perspectives.
Fonctionnellement, nous sommes face à un morceau de métal de 4mm d'épaisseur doté d'une émouture relativement basse, il ne faut donc pas s'attendre à des miracles. Son acier premium permet d'obtenir un tranchant d'une grande finesse et d'une excellente durabilité, mais cette lame peine à s'enfoncer profondément dans la matière.
Le profond casse-goutte aménagé à sa base, s'il constitue indéniablement un atout ergonomique en devenant une véritable encoche pour y placer le doigt, raccourcit aussi la longueur de coupe disponible. Cette dernière est compensée par un arrondi généreux, mais qui ne suffit pas à rendre ce couteau parfaitement polyvalent. Par contre, sa pointe robuste et fonctionnelle, autant que les nombreuses options de prise en main dont dispose son utilisateur font de cette lame un outil confortable pour les travaux de précision.
Car en dépit d'une forme que l'on pourrait trouver inutilement compliquée, l'une des plus grandes forces de cette lame tient dans son ergonomie adaptative: l'encoche aménagée en avant de sa garde, la crète qui orne la base de son dos, le concave aménagé à l'avant de cette crête, ses larges flancs... sont autant d'éléments susceptibles d'accueillir confortablement un doigt aventureux venu chercher plus de contrôle ou de puissance.
Avec ces multiples options, la lame devient véritablement un prolongement du manche.
Détail caractéristique de certaines productions chinoises mais que l'on imagine difficilement sous nos méridiens, la lame n'est affublée d'aucun marquage superflu si ce n'est un très discret "S35VN" à la base de son ricasso, du côté gauche.
On apprécie d'autant plus cette sobriété modeste que bon nombre de productions récentes ont de plus en plus tendance à sortir de l'usine aussi peinturlurées qu'un adepte compulsif des salons de tatouage.
Au contraire de la lame, le manche du 605M est plutôt sobre dans ses courbes, ce qui ne l'empêche pas d'avoir fait l'objet des soins les plus attentionnés.
Longueur | 102mm |
Hauteur | 29.5mm |
Épaisseur | 13.5mm |
Châssis | Titane |
Au premier abord, il n'est pas évident de voir que ce manche n'est pas réalisé d'une seule pièce, comme c'est le cas pour certains modèles de chez LionSteel. La précision de l'usinage et des assemblages est en effet telle que la jointure des deux pièces de titane qui le composent est à peine discernable.
En outre, les machines à commande numérique ont réalisé un excellent travail de surface finement nervuré conférant à ce manche une adhérence appréciable sans pour autant en compromettre le confort.
Généreusement dodu, chanfreiné sur toutes ses coutures et agréablement bossu sur le dos, il remplit confortablement la paume de la main et permet une tenue ferme. Du côté de son ventre, trois encoches larges mais non agressives permettent, selon que l'index est positionné en avant ou en arrière de la garde, une prise agréable à trois ou quatre doigts.
Dans les deux cas, on est comme dans une paire de charentaises.
Et pour finir le tour d'horizon de cette réussite ergonomique, le clip de poche usiné dans le titane ne présente pas, lui non plus, d'aspérité susceptible de constituer un élément d'inconfort majeur.
Esthétiquement, j'ai personnellement un faible pour sa teinte sombre et matte, et le logo de la marque qui orne sa vis de charnière crée à mon goût un bel équilibre. Peu importe la lame qui lui est associée, ce type de dessin pour un manche constitue à mon avis une réussite garantie.
Dernier détail pour les adeptes de ce type d'aménagement, WE Knife n'a pas non plus oublié de créer un orifice passe-lanière dans ce manche, qui se paye le luxe de ne pas en saper complètement l'aspect extérieur.
Si la comparaison entre CIVIVI et Kershaw ne rend pas toujours justice à la marque asiatique qui a su au cours des dernières années proposer un rapport qualité/prix qui semble hors de portée du constructeur américain, mettre côte à côte WE Knife et Zero Tolerance lorsqu'il s'agit spécifiquement de la qualité de réalisation de leurs articulations respectives constitue à mon sens un véritable honneur pour les modèles chinois.
Le lecteur averti n'aura pas oublié l'éloge dithyrambique que j'ai fait de l'implémentation par Zero Tolerance du classique flipper / frame lock. Et si j'évoque ici cette référence absolue (dans ma toute petit collection d'amateur à peine éclairé), c'est parce que l'implémentation de cette même combinaison à la sauce WE Knife n'est pas loin de proposer un agrément comparable.
Pour les plus étourdis, le flipper est un tenon métallique découpé dans (ou, plus rarement, fixé à) la base de la lame et qui affleure au dos du manche lorsque celle-ci est repliée.
Alors que le couteau est maintenu dans sa position fermée par la détente parfaitement dosée du frame lock, tirer le flipper vers l'arrière n'a aucun effet tant que la force exercée n'est pas suffisante. Cette retenue permet d'accumuler l'énergie jusqu'au point où la détente libère subitement la lame et cesse d'exercer toute contrainte sur cette dernière.
La lame, articulée sur un roulement à billes (tant qu'à faire), bondit alors littéralement jusqu'à sa position ouverte, comme attiré par un aimant, et le système de verrouillage s'engage alors dans un "CLAC" sonore que l'on pourrait croire étudié en laboratoire tant il est jouissif, comme c'est le cas pour le claquement des portières de voitures de luxe.
L'agrément d'utilisation de ce mécanisme est impeccable. Évidemment pas aussi parfait que les indétrônables ZT 0562Ti et 0801Ti de ma collection, mais quand même suffisamment jouissif pour que mes proches se plaignent du "clac clac" incessant que le 605M ne cesse de produire entre mes mains.
Le frame lock, découpé directement dans le titane du châssis, bénéficie (c'est un classique) d'une butée en acier inox destinée à servir de pièce d'usure et ainsi à préserver l'intégrité du manche. De façon assez originale, cette butée dépasse également du ressort de telle manière qu'elle empêche celui-ci d'être accidentellement écarté au delà de l'axe du manche, à la façon d'un "overtravel stop".
Le verrouillage est robuste mais pour autant aisé à libérer grâce à une gouttière spacieuse qui laisse un accès facile au mécanisme. En un mot comme en mille: c'est du super boulot.
L'exécution parfaite de cette articulation et la qualité de son agrément mènent inévitablement à se poser la question suivante: mais alors à quoi sert l'orifice pratiqué dans la lame?
Tout à fait honnêtement, ouvrir le couteau avec le pouce en se servant de cet orifice est un véritable calvaire. Situé trop près du manche et donc difficilement accessible, il n'offre pas l'accroche nécessaire pour lutter contre une détente trop vigoureuse (et parfois même renforcée par la pression accidentelle de l'index/du majeur contre le ressort). Il reste alors l'option que les amateurs appellent souvent "Spydie-flick" (en référence à la marque Spyderco et à ses nombreux modèles favorisant cette manœuvre) et qui consiste à déployer la lame d'une pichenette du majeur... Mais là encore, il faut vraiment y aller comme une brute pour vaincre la détente et, en ce qui me concerne, mes tentatives se soldent plus souvent par un ongle abimé que par un couteau ouvert.
En comparaison de l'incroyable fluidité offerte par le flipper, l'ouverture par orifice est donc tout simplement rédhibitoire. On ne peut donc justifier la présence de cette découpe au sein de la lame que par des arguments purement esthétiques.
Si le clip de poche usiné est exclusivement droitier, pointe en haut et légèrement saillant, il est en revanche très bien intégré dans le dessin du manche et ne présente pas d'inconfort particulier pour l'utilisateur. La retenue du couteau est assuré par son extrémité en forme de goutte qui, associé à la texture antidérapante du manche, permet au couteau de vraiment coller à la poche en toutes circonstances.
Côté encombrement, le 605M est certes court mais dodu et d'un poids conséquent, ce qui ne lui permet pas de passer inaperçu dans toutes les poches. De plus, son flipper proéminent peut s'avérer gênant lorsque la main passe à sa proximité pour aller attraper les clefs de la voiture. Mais c'est là son unique problème car en dehors de cette excroissance de métal, le manche offre des formes globalement douces au toucher et inoffensives pour les doigts.
Du point de vue du transport, le problème se situe donc plus du côté de l'acceptabilité sociale de cet artefact. Ses lignes originales sont en effet souvent perçues comme agressives par les observateurs moins candides que moi, et le claquement sec de son système d'ouverture associé à l'apparition subite de sa lame dans le champ de vision n'est pas de nature à rassurer le quidam. On y réfléchit donc à deux fois avant de dégainer son schlass devant un public non averti.
J'ai écrit plus tôt dans cet article que WE Knife avait déferlé comme un tsunami sur le marché US avant de partir à la conquête du monde grâce à ses tarifs significativement moins élevés que la concurrence occidentale. Il serait donc légitime de s'attendre à un tout petit prix pour ce modèle aux dimensions modestes.
Mais ce serait néanmoins oublier que nous sommes en train de parler de coutellerie haut de gamme. La facture semblera donc inévitablement salée pour le profane qui, de façon parfaitement compréhensible, cherche tout simplement un outil abordable pour accomplir ses tâches simples du quotidien. Il faut en effet lâcher pas moins de 280€ pour ce modèle, ce qui est loin d'être un pet de mouche.
A ce tarif, on bénéficie néanmoins d'un article à la réalisation impeccable, bénéficiant des matériaux les plus tendance et de finitions irréprochables. J'ai beau le retourner sous toutes les coutures, je ne lui trouve pas le moindre défaut imputable à une quelconque négligence lors de l'une des étapes de sa fabrication. On peut évidemment lui reprocher ce qu'il est, mais pas la manière dont il l'est devenu.
Pour une qualité de construction équivalente sur des modèles similaires (acier premium, titane, frame lock et flipper), il faut ajouter entre 20€ et 70€ du côté de chez Zero Tolerance (ZT 0801ti et 0562ti respectivement) et jusqu'à 90€ pour un LionSteel Rok en version titane (qui dispose toutefois d'arguments solides pour justifier son tarif). Alors pour le collectionneur qui ne s'arrête pas au simple critère du "made in ...", WE Knife constitue indubitablement une alternative séduisante aux classiques occidentaux.
La coutellerie chinoise a de beaux jours devant elle et ce 605M en est la preuve. Réalisé avec un soin évident, il démontre que l'image traditionnelle que l'on se fait des productions asiatiques est aujourd'hui obsolète. On aime ses formes ou on ne les aime pas, mais on ne peut renier sa qualité de fabrication.
Certainement davantage objet de collection et d'exposition qu'outil purement pratique, son ergonomie aux petits oignons et sa robustesse évidente en font pourtant un compagnon agréable et utile. Certainement pas "couteau de gentilhomme" de par son aspect, il ne s'en adresse pas moins à un public attiré par une certaine forme d'esthétisme (gothique ou ornithologique, c'est selon).
En 2021, la tendance du côté de chez WE Knife est de généraliser les designs issus de couteliers à la notoriété internationale, aux dépends des concepts imaginés par l'équipe R&D interne. L'avenir dira si ce parti pris était le bon mais je ne peux m'empêcher d'anticiper un brin de nostalgie à l'idée que des modèles aussi atypiques que le 605M (justement sorti des esprits délirants de ces anonymes chinois) puissent se raréfier au profit de lignes plus conventionnelles, mieux policés pour le marché international.
Pour notre prochaine étape, nous prendrons la direction de... Je ne sais pas encore! Nous verrons bien si l'humeur du moment nous mènera à la découverte d'un trésor d'ignominie, d'une pièce de collection époustouflante ou d'un outil abordable et pratique. J'ai bien évidemment quelques idées dans ma besace.
D'ici là, passe une bonne journée.