Voyage autour du monde à la découverte de couteaux d'ici et d'ailleurs
26 Octobre 2021
Coucou.
Après notre petite escapade dans le grand nord, je vous propose de renouer avec la douce chaleur des tropiques métropolitains. Aujourd'hui, nous allons en effet flâner dans l'hexagone à la rencontre d'un couteau 100% made in France qui mérite de faire couler l'encre. Je veux parler du Kiana de Florinox.
C'est sans grande surprise du côté de Saint-Rémy sur Durolle, dans le voisinage direct de Thiers, que l'on retrouve cette entreprise fondée en 1930 et rachetée par l'un de ses employés, Roger Morel, en 1962. L'histoire de la coutellerie devient alors une histoire de famille puisque Daniel Morel succèdera à son père à la tête de l'entreprise pour ensuite laisser la place à son fils David.
Sous la férule de la famille Morel, l'entreprise se modernise. D'un modèle purement traditionnel, elle passe progressivement à des méthodes de production semi-industrielles (fournitures produites en série, assemblage à la main) et adopte son nom actuel en 1990. Spécialisée dans la réalisation de couteaux de poche pour des marques telles que Wichard ou Petzl à qui elle fournit pas moins de 10.000 pièces par an, ainsi que de fourniture pour divers artisans du bassin thiernois, comme nous avons pu l'évoquer dans un précédent article, Florinox propose également son propre catalogue de modèles originaux.
Au sein de ce catalogue, le Kiana succède au modèle "Bricoleur", un couteau utilitaire et bon marché ayant rencontré un franc succès d'estime mais resté méconnu du grand public. En adoptant une approche plus moderne et audacieuse, tant dans les lignes que dans les matériaux, l'entreprise entend confirmer sa légitimité sur le créneau des couteaux qualitatif, très abordables et 100% français, un secteur littéralement monopolisé depuis plus d'un siècle par une obscure petite entreprise du nom d'Opinel.
Face au défi que représente l'idée même de concurrencer un tel géant, l'entreprise thiernoise adopte une approche intelligente qui consiste à proposer "autre chose" qu'un ersatz d'Opinel tel qu'on peut en croiser par exemple avec le coyote d'André Verdier. Le Kiana constitue une proposition moderne et inédite, dotée de ses propres atouts pour séduire.
Mis à part son prix, sa destination culinaire/bricolage/jardinage et le fait qu'il soit constitué d'une lame et d'un manche, ce couteau ne présente aucun point commun avec le modèle savoyard ancré dans la tradition et les matériaux naturels: la société thiernoise a en effet choisi des lignes futuristes et des matériaux synthétiques.
Disponible dans de nombreux coloris et finitions, habillé de gravures au laser ou non, doté d'une lame semi-crantée ou lisse, disposant d'un orifice d'ouverture à une main ou pas, chacun est susceptible d'en trouver un exemplaire à son goût... Ou même plusieurs. Parce que vu le budget que cela représente, l'acquisition d'un Kiana pour chaque membre de la famille ne risque pas de menacer l'économie du foyer.
Orange pour le fiston, rose pour madame... Parce que c'est bien connu qu'un couteau pour femme doit forcément être rose.
Quel plaisir de contempler ce pied de mouton élancé à la finition miroir!
Longueur | 88mm |
Longueur de coupe | 86mm |
Hauteur | 20.5mm |
Épaisseur | 2.4mm |
Épaisseur derrière le fil | 0.4mm |
Angle d'émouture primaire | 2.72° |
Type d'émouture primaire | Plate |
Matériau | MA5 (X35Cr16N) |
Dureté* | 57 HRC |
(*Donnée constructeur)
Cette lame relativement longue est dotée d'un profil séduisant pour l'amateur de pied de mouton que je suis, et sécurisant par son absence de pointe acérée. En usage gastronomique, on apprécie que sa finesse lui permette de se glisser entre les dents d'une fourchette, performance dont bon nombre de couteaux "de table" ne peuvent se vanter.
En plus de ses dimensions généreuses, adaptées aux entrecôtes comme aux petits travaux d'extérieur, elle bénéficie d'une émouture pleine responsable d'un angle particulièrement aigu qui en fait une excellente trancheuse, et poussée dans ses derniers retranchements pour ne laisser qu'une très faible quantité de matière derrière le fil. Et si son émouture secondaire est à peine visible, le couteau accroche fort aux poils de l'avant bras dès sa sortie de l'emballage grâce à un travail de polissage réalisé contre toute attente.
Certains érudits appellent "frottage" le travail qui a aboutit à l'aspect dépoli de ce tranchant. Moi, je pensais que c'était un terme réservé aux gynécologues et aux pervers dans le métro.
Cette finition tout à fait inhabituelle illustre le soin particulier dont chaque pièce fait l'attention avant d'être livrée à son utilisateur final. Et puisqu'il est question de finitions, il faut être particulièrement tatillon pour remarquer le très léger concave présent à la base du fil, conséquence logique de l'absence de casse-goutte.
Pour en finir avec l'éloge des caractéristiques de cette lame, on ne peut pas faire l'impasse sur l'acier dont elle est constituée. Une collaboration européenne récente, réalisée dans des hauts-fourneaux tricolores et qui substitue en partie l'azote au carbone. Doté de propriété durcissantes similaires lorsqu'il est dissous dans la solution de fer, l'azote possède en revanche une propension bien moindre que le carbone à capter les atomes de chrome pour former des impuretés (carbures/nitrures). Les carbures de chrome étant en grande partie responsable de la fragilité des aciers inox traditionnels et leur présence impliquant une diminution du taux de chrome dans la solution et donc la résistance à la corrosion de l'alliage, cette approche permet d'améliorer significativement les qualités d'un acier sans réel compromis si ce n'est la complexité de fabrication.
Il en résulte que, malgré un taux de carbone trompeur de 0.35%, le MA5 d'Aperam est capable d'atteindre des duretés allant jusqu'à 61 HRC avec un traitement thermique adéquat, tout en conservant une homogénéité et une finesse de grain lui permettant de prendre un fil extrêmement mordant. Cela se ressent avec le Kiana.
Derrière les coloris flashy et les lignes taillées à la serpe de ce manche fin et léger se cache un matériau composite robuste et résistant aux outrages du temps.
Longueur | 113mm |
Hauteur | 20mm |
Épaisseur | 12.5mm |
Matériau | FRN (Fiber Reinforced Nylon) |
Couramment utilisé pour les plaquettes des couteaux d'entrée de gamme, le nylon renforcé à la fibre de verre constitue ici l'intégralité de la masse du manche.
On pourrait légitimement s'inquiéter de l'absence de platines et de ses conséquences sur la rigidité du couteau, mais les données de laboratoire comme l'expérience du terrain démontrent que ce manche ne sourcille pas sous la contrainte: même en le pinçant fort en son milieu, il est difficile de l'écraser de manière observable.
Immunisé à la corrosion et aux outrages du temps, ce morceau de plastique produit dans l'hexagone par une société partenaire bénéficie d'une longueur suffisante pour y poser tous les doigts et d'une section agréable permettant de le saisir confortablement et fermement entre les phalanges et même jusqu'à la base des doigts. Il faudra en revanche de petites mains pour le tenir confortablement dans le creux de sa paume où sa finesse crée une impression de vide.
Une garde sécurisante, parfaitement intégrée au design global du manche, protège les doigts de tout glissement accidentel et ses lignes tendues savent s'adoucir aux endroits stratégiques pour ne pas créer d'inconfort. Même la pompe du verrou, pourtant en excroissance sur le dos du manche, trouve sa place dans les replis de la paume. La texture dépolie du plastique offre une adhérence suffisante mais pas extraordinaire. Au regard de l'usage léger du couteau suggéré par la finesse de sa lame, ce manche remplit tous les critères de satisfaction, et avec une fierté nationale revendiquée.
Mais puisqu'une critique exige de fournir quelque matériel pour s'offusquer, il est nécessaire de préciser que le caractère parfaitement indémontable de ce manche et du mécanisme d'articulation/verrouillage qui l'accompagne complique singulièrement toute tentative d'entretien.
Face au géant savoyard et à sa virole à la fiabilité contestable, Florinox mise sur un cran à pompe intégré dans la masse du manche. Un véritable système de verrouillage qui résiste sans problème, contrairement au virobloc, aux sollicitations répétées.
L'ouverture de la lame se fait à deux mains sur les versions à lame pleine, et potentiellement à une main sur celles munies d'un orifice d'ouverture. Mais le ressort du cran est vigoureux et ne libère pas la lame sans opposer de farouche résistance. Il faut ajouter à cela une charnière pas particulièrement souple, puisque composée d'un simple rivet fiché dans le polymère du manche. Le mouvement se fait donc acier contre nylon renforcé et les frottements qui en découlent sont suffisants pour contrecarrer les effets de la gravité, même lorsqu'on libère complètement le ressort du mécanisme.
A l'état neuf, le verrouillage remplit parfaitement son office et se libère sans difficulté notable grâce à l'extrémité saillante du ressort sur le dos du manche. Il est même possible de refermer le couteau à une seule main en appuyant alors le dos de la lame sur la cuisse ou le rebord de la table.
Au passage, le ressort est assez ferme pour éviter qu'un appui accidentel sur cette excroissance ne libère la lame.
Le principal regret que l'on éprouve face à cette conception est, au même titre que pour le manche, son caractère indémontable et donc difficile voire impossible à entretenir. Qu'un jeu vienne s'installer avec le temps et l'usure, et le couteau sera bon à jeter. Cela ne constituera certes pas un drame financier au vu du tarif de l'objet, mais l'approche de la coutellerie consommable/jetable n'est pas du goût de tous. En tout cas, pas du mien. C'est la raison pour laquelle je conserve quelque réserve dans la recommandation de ce modèle, m'autorisant à prendre le recul nécessaire pour constater comment l'ensemble se comporte sur le moyen/long terme.
La coutellerie française n'a jamais semble-t-il franchi le cap du clip de poche. Des modèles traditionnels régionaux aux conceptions plus modernes, les industriels français ont visiblement toujours considéré et considèrent encore que la place d'un couteau est au fond de la poche et non sur son rebord. Et ce qui est vrai pour le Laguiole, Le Thiers et L'Opinel est (hélas) aussi vrai pour le Kiana.
On imagine pourtant aisément une petite languette de métal sur ce manche en polyamide, afin de l'avoir toujours à portée de main. Mais on devra se contenter d'un simple passage pour une dragonne. A ce détail près, ce couteau à tout d'un agréable compagnon à commencer par son poids plume: grâce à sa conception sans platines, il accuse sur la balance une masse d'à peine 52 grammes soit un quart de moins que le Spyderco Para 3 Lightweight (68g) que beaucoup considèrent comme une référence incontournable en matière de légèreté.
Au fond du sac à dos, ses couleurs flashies (selon le modèle sur lequel vous aurez jeté votre dévolu) le rendent facilement repérable, de même qu'elles faciliteront les retrouvailles en cas d'égarement accidentel dans la nature. Le Kiana s'impose donc comme un compagnon idéal pour les pique-niques et les escapades en nature.
Socialement parlant, et nonobstant le verrouillage qui le rend illégal de port dans l'hexagone, le profil pied de mouton de sa lame est en général plutôt bien perçu et ne crée pas la panique autour de la table sur laquelle on pose son Kiana à l'arrivée d'une côte de boeuf. Et quand bien même son propriétaire se le ferait confisquer par un agent des forces de l'ordre un peu trop zélé, ce ne serait pas comme se faire retirer un bijou de poche à plusieurs centaines d'euros.
Selon que sa lame soit décorée d'un motif gravé au laser ou non, selon que son propriétaire y ait fait inscrire "poupouille" en souvenir de son caniche disparu ou pas, le prix du Kiana oscille entre 15 et 25€. A ce tarif, il se place en concurrence directe et évidente avec le sacro-saint Opinel en dépit d'une conception et de matériaux résolument plus modernes.
Or, question finitions, le couteau thiernois n'a rien envier à la qualité savoyarde: les alignements sont impeccables, l'affûtage est irréprochable en sortie d'emballage et si l'on peut aisément repérer les marques de moulage sur le plastique, celui-ci ne souffre d'aucune bavure disgracieuse.
Ce prix est d'autant plus remarquable qu'il est aussi écologique: l'intégralité des fournitures et des matériaux provient du voisinage proche de l'entreprise, limitant ainsi l'empreinte carbone du produit fini. Et aux petits malins qui sont sur le point de sauter à la gorge du manche en plastique, je répondrai qu'au regard de l'énergie nécessaire pour fondre et découper des platines en acier, ces dernières sont largement aussi polluantes que n'importe quelle matière plastique en quantité égale. Le Nylon étant en outre totalement recyclable, ce couteau pourrait potentiellement s'inscrire dans un schéma d'économie circulaire.
Mais toute considération écolo-bienpensante mise à part, Florinox réussit le tour de force de proposer de la qualité française au prix du Chinois, tout en s'offrant le luxe de planter la concurrence savoyarde sur son choix d'acier et de système de verrouillage.
Pour toutes les raisons évoquées au cours de cet article, le Kiana représente pour moi l'Opinel du troisième millénaire, ce vers quoi la coutellerie française de masse devrait tendre en termes d'innovation, de qualité et de prix. Depuis que j'ai découvert ce modèle, mon discours a changé: avant, lorsqu'un néophyte me demandait conseil pour le choix de son premier couteau (s'ils savaient à quel point je suis mal placé pour donner des conseils...), je répondais invariablement "prends-toi un Opinel, ça fait le taf et tu n'auras aucun scrupule à le flinguer en t'exerçant à l'affûtage". Désormais, je recommande le Kiana en raison de la qualité de son acier, du dessin de sa lame, de son manche qui ne gonfle pas comme un morceau de bois lorsqu'il est oublié à l'humidité, et tant d'autres petits détails qui, mis bout à bout, changent la vie de son propriétaire.
En résumé, et d'un point de vue purement technique, il n'y a aucune raison de préférer l'Opinel au Kiana. Les seuls arguments valables pour choisir le savoyard ne peuvent être que purement subjectifs tels que l'attachement à une marque centenaire, la nostalgie du couteau de son grand-père ou encore l'attrait esthétique des essences de bois utilisés pour leurs manches.
C'est donc plein d'optimisme pour l'avenir de la coutellerie française que nous pouvons reprendre la route, fiers de constater que notre beau pays en a encore sous le coude lorsqu'il s'agit de se renouveler. Le Kiana ne nous suivra peut-être pas pour notre prochaine étape, faute de clip pour se fixer au rebord de notre poche, mais il restera certainement une référence lorsque nous irons à la rencontre d'autres modèles à bas coût.
D'ici là, passez une bonne journée, et n'hésitez pas à laisser des commentaires bien tranchés sur ce que vous venez de lire.