16 Octobre 2021
Bien aimé lecteur, bonjour et bienvenue à cette nouvelle étape de notre voyage autour du monde coutelier. Enfin peut-on vraiment parler d'étape lorsque le modèle sur lequel nous allons nous pencher aujourd'hui constitue à lui seul un véritable tour du monde? Il s'agit en effet d'un couteau conçu aux États-Unis et réalisé en Chine par une entreprise allemande, voilà de quoi avoir le tournis.
Si nous avons déjà eu l'occasion de nous intéresser brièvement à Böker et à ses différentes marques, nous nous étions jusqu'alors uniquement penchés sur sa production germano-germanique. Or, la déclinaison "Böker Manufaktur" ne représente vraisemblablement qu'une faible part du chiffre d'affaire de l'entreprise: une branche indispensable à l'image de marque du groupe mais sans doute économiquement marginale. Car tout porte à croire que le gros des revenus est généré par l'important volume de ventes réalisé au travers des appellations "Böker plus" et "Böker magnum" qui proposent des catalogues à la diversité impressionnante de couteaux respectivement milieu et bas de gamme.
Et si la mention "magnum" devrait à juste titre faire frémir d'effroi tout amateur de coutellerie de qualité, la marque "plus" réserve de nombreuses excellentes surprises au collectionneur curieux. Car bien qu'assemblés sur divers sites de production tout autour du monde, les modèles "Böker plus" sont conçus en occident, et régulièrement en partenariat avec des couteliers renommés comme c'est ici le cas. En outre, ils bénéficient d'un contrôle qualité renforcé en comparaison de la gamme low-cost, raison pour laquelle le public leur concède généralement un bon rapport qualité/prix.
Comme cela a déjà été dit, le Griploc a donc été réalisé en Chine. Mais la paternité de son concept revient au duo père-fils de couteliers américains Grant & Gavin Hawk, plusieurs fois récompensés pour l'originalité de leurs créations. Et d'originalité, ce modèle n'en manque pas!
Il existe plusieurs déclinaisons du modèle "Griploc" équipées de plaquettes en aluminium, mais ce modèle conçu en 2014 ne rend justice au génie de ses créateurs que dans sa version "Clear" munie de plaquettes en polyamide transparente. Car si l'aspect général de ce couteau ne casse pas trois pattes à un canard, c'est à l'intérieur même du manche que se cache l'innovation: un mécanisme d'articulation et de verrouillage inédit qui revisite le concept même du couteau pliant: un concept inchangé depuis plusieurs millénaires et que l'on aurait aisément pu se contenter de penser immuable sans l'audace d'une famille de créateurs passionnés.
D'abord conçu comme un simple modèle d'exposition destiné à faire le tour des salons pour promouvoir la version opaque du Griploc, le modèle "Clear" a suscité un tel engouement qu'il fallut bientôt le produire en série pour satisfaire la demande d'un public fasciné par le ballet des pièces en mouvement et le fonctionnement de cette mécanique hors normes. A titre personnel, je trouve même les versions opaques dénuées de tout intérêt du fait de leur apparence parfaitement conventionnelle et de leurs qualités pratiques tout à fait ordinaires.
Alors que la lame constitue le centre d'intérêt principal de la majorité des couteaux, celle du Griploc revêt un caractère tout à fait quelconque et largement éclipsé par le mécanisme qui donne son nom au couteau.
Longueur | 82mm |
Longueur de coupe | 81mm |
Hauteur | 24mm |
Épaisseur | 3mm |
Épaisseur derrière le fil | 0.7mm |
Angle d'émouture primaire | 4.11° |
Type d'émouture primaire | Creuse |
Matériau | AUS8 |
Dureté* | 58 HRC |
(*données constructeur)
Réalisée dans un acier pragmatique que l'on retrouve habituellement sur des couteaux moitié moins cher, cette lame ne brille ni par son originalité, ni par ses qualités mécaniques. Son profil drop-point tout à fait conventionnel s'avère polyvalent à l'usage et une émouture légèrement concave permet de former un angle initial relativement aigu bien que gêné ici par une épaisseur conséquence derrière le fil. Il est en outre aisé de procurer à cette lame un tranchant rasoir, mais qu'elle perdra hélas tout aussi aisément. L'opération s'avère d'autant plus confortable que la présence d'un casse-goutte libère complètement l'accès à la base du fil en dépit d'un épais ricasso formant une courte garde à l'apport ergonomique indéniable.
Au niveau des finitions, elle bénéficie d'un enduit intégral couleur titane, lequel lui procure une résistance additionnelle face à la corrosion qui, étrangement, semble particulièrement prompte à piquer cette lame. Tandis que du côté droit la marque et le numéro de série sont imprimés sur cet enduit, du côté gauche on y trouve la nuance d'acier et le poinçon des designers américains.
Difficile de respecter la structure conventionnelle de mes articles où manche et articulations sont traités dans deux paragraphes séparés car, dans le cas du Griploc, le manche et le mécanisme d'articulation sont une seule et même pièce. Ou plus précisément un seul et même ensemble de pièces formant un cadre articulé sur le rebord duquel la lame est fixée.
Longueur | 110mm |
Hauteur | 26mm |
Épaisseur | 14mm |
Cadre | Aluminium |
Plaquettes | Polyamide |
Alors que le manche d'un couteau pliant conventionnel est constitué d'une ou plusieurs pièce(s) statique(s) à laquelle la lame est fixée par un axe autour duquel elle peut pivoter, le manche du Griploc est fait d'un assemblage de pièces articulées formant un cadre déformable, et dont l'un des côtés n'est autre que la lame elle-même. C'est au gré des déformations de ce quadrilatère que cette dernière adopte une position tantôt repliée, tantôt dépliée.
J'ai déjà tenté par le passé de m'adonner à l'exercice périlleux qui consiste à décrire ce mécanisme avec des mots, sans jamais rencontrer hélas de franc succès. Quelques images valant parfois mieux qu'un long discours, j'étayerai donc aujourd'hui mes explications par une série d'images:
En position fermée, les deux grands axes formés par le dos (vert) et le ventre (rouge) du manche se croisent. L'effort des ressorts insérés des deux côtés de ce dernier pousse l'axe rouge vers l'avant du couteau, où sa route est bloquée par le contact (orange) avec le reste du châssis. Il en résulte une détente "élastique" qui maintient la lame en place et empêche cette dernière de se déplier sous l'effet de son propre poids.
Alors que l'on tire sur le front-flipper/la lentille pour contrer l'action du ressort et déplier la lame, l'axe rouge recule et l'axe bleu formé par la base de la lame pivote jusqu'à ce que les deux axes soient alignés. A ce stade, l'action du ressort est neutralisée par cet alignement et le couteau se trouve à l'équilibre dans une position intermédiaire, lame mi-ouverte.
Encore quelques millimètres et l'angle formé entre les deux axes (bleu et rouge) basculera de l'autre côté, en direction du ventre du manche, et l'action du ressort contribuera alors à déplier la lame. Celle-ci atteindra sa position ouverte à la manière d'un couteau assisté, sans qu'il soit nécessaire de l'accompagner davantage.
Une fois la lame complètement dépliée par l'action du ressort, celui-ci oeuvre dès lors à la maintenir ouverte, tandis que la butée (orange) est réalisée par contact entre les tétons situés à la base de la lame et le châssis. Tout au long de ce mouvement, les axes vert et rouge se sont décroisés, l'axe bleu (la base de la lame) a fait une rotation à 180°, et l'axe violet du pommeau s'est contenté d'un mouvement de va-et-vient.
L'ouverture de la lame s'effectue donc de façon à la fois fluide, ludique et parfaitement ambidextre par le biais d'un mécanisme pseudo-assisté, de même que sa fermeture qui ne requiert qu'une simple pression sur le dos de la lame pour amener celle-ci jusqu'au delà de son point d'équilibre.
Mais les bienfaits de cette géométrie ne s'arrêtent pas là car, une fois le couteau ouvert, les axes rouge et violet sont pratiquement alignée. Or, par simple effet trigonométrique, la moindre pression appliquée sur cet angle est démultipliée en direction de l'axe rouge et neutralise toute tentative de fermeture du couteau.
Ainsi, quelques grammes de pression seulement sur le ventre du manche suffisent pour neutraliser un effort de plusieurs kilos sur le dos de la lame et empêcher cette dernière de se replier. Et plus l'on serre le manche, mieux la lame est maintenue en place: c'est l'effet "grip-lock" qui donne son nom tant au mécanisme qu'au couteau lui-même.
Et si d'aventure son utilisateur n'était pas complètement convaincu par le concept de verrouillage géométrique (ce qui, il faut l'avouer, exige un certain effort intellectuel couplé à de bonnes connaissances en trigonométrie), le Griploc est également équipé d'une molette de blocage manuel au niveau du pommeau et qui, une fois engagée, bloque le mouvement de l'axe violet et donc toute possibilité de fermeture.
Si jusqu'ici le doute était permis quand à l'absence légale de réel système de verrouillage, cette petite molette change la donne.
Ergonomiquement, les contours de cette géométrie variable ont été étudiés pour offrir à la main un confort exemplaire une fois la lame dépliée, notamment grâce à un dos arrondi qui remplit bien la paume et un ventre doté d'une empreinte qui héberge à bon escient l'index de l'utilisateur. Ses dimensions généreuses permettent une prise solide à pleine main et l'absence d'arête vive ne laisse pour unique source d'inconfort qu'un clip de poche au dessin maladroit.
Côté esthétique, la transparence des plaquettes braque les projecteurs sur cette architecture ajourée, élancée et mobile qui impressionne et fascine. Le succès visuel de ce choix est incontestable mais hélas trop enclin à laisser apparaître la moindre trace, que cela soit de graisse à sa surface ou de corrosion/saleté à l'intérieur. À titre d'exemple, il a été difficile de prendre ce manche en photo sans que mes empreintes digitales n'en recouvrent la surface. On pourra également regretter que, transparence oblige, le matériau choisi pour les plaquettes soit à la fois lisse et non respirant, de sorte qu'il manque cruellement d'adhérence et devient moites au simple contact avec la peau.
Pour en finir avec les sources potentielles de préoccupation, on est en droit de s'interroger, faute d'expérience significative en situation extrême, sur la robustesse de ce cadre aux multiples points de rupture potentiels. Toutefois, l'intérêt de ce couteau n'est évidemment pas de vous équiper pour la survie post-apocalyptique, il constitue avant tout une curiosité mécanique et une réalisation aussi originale qu'exceptionnelle.
D'un poids modeste grâce à la combinaison de l'aluminium et du polyamide, ce couteau est doté pour le transport d'un clip de poche ambidextre et pointe en haut qui rend justice à la symétrie générale de ce couteau. En outre, ce clip bénéficie (?) d'un design exclusif à la version "Clear" et qui se distingue de ses homologues par sa laideur caractéristique. Il s'agit certes d'un point de vue parfaitement subjectif, mais qui s'avère en l'occurrence partagé par bon nombre d'observateurs.
En plus de laisser saillir le couteau de la poche, ce qui n'est pas idéal dans bon nombre de scénarios, le clip lui même dépasse du pommeau de façon ostentatoire et se révèle même inconfortable lorsque l'on saisit le couteau en main. Cette excroissance trouve pourtant une raison d'être car le clip est d'une telle raideur que ce n'est qu'en appuyant sur ce levier de fortune que l'on réussit à écarter suffisamment le métal des plaquettes pour y glisser un morceau de tissu moitié moins épais qu'un Jean's conventionnel.
Rien qu'à la couleur de ces doigts, on devine l'effort nécessaire pour écarter le clip de quelques millimètres seulement!
Enfin l'absence de véritable détente, que remplace un simple effort élastique, couplée à un tenon d'ouverture à la fois proéminent et placé dans l'axe de la lame rend le couteau extrêmement susceptible aux ouvertures intempestives. Lorsqu'une pression accidentelle est exercée sur cette lentille, la lame ne se déplie certes pas entièrement mais s'expose néanmoins suffisamment pour qu'un doigt trop curieux s'y pique involontairement.
Il suffit du poids d'un seul doigt pour qu'un couteau malencontreusement positionné s'entrouvre.
Je ferai également l'impasse sur l'orifice passe-lanière aménagé au niveau du pommeau, faute d'être un adepte de ce genre d'accessoire et de disposer d'une expérience suffisante pour en juger les qualités. Ce dernier me semble toutefois bien étroit pour y glisser une dragonne digne de ce nom.
Il ne nous reste qu'à couvrir le facteur d'acceptabilité sociale de ce modèle qui est, avouons-le assez élevé. La curiosité que peut éveiller ce mécanisme original autant que ses lignes dénuées d'agressivité ne contribuent pas à susciter l'effroi chez les observateurs. D'un point de vue légal en revanche, il faudrait être joueur pour tenter de convaincre la maréchaussée que ce couteau est parfaitement légal de port dans l'hexagone car, si l'ambiguïté du mécanisme "Griploc" peut jouer en la faveur du collectionneur, la présente d'une molette (discrète certes, mais bien réelle) classe irrémédiablement ce modèle dans la catégorie des armes de destruction massive.
Difficile de se faire un avis tranché sur la légitimité des 110€ demandés pour cette réalisation. N'étant pas "du métier" il m'est délicat d'estimer la quantité de travail qu'implique la réalisation des pièces constituant le manche du Griploc et qui lui procurent sa valeur en tant que curiosité technique. L'innovation est indéniablement au rendez-vous et l'exclusivité se paye nécessairement d'une façon ou d'une autre.
En revanche, d'un point de vue purement pratique, la note semble inutilement salée pour un couteau potentiellement moins robuste que la concurrence, et doté d'une lame faite d'un acier que l'on retrouve habituellement sur des modèles à moins de 50€.
Pour un bricoleur qui recherche avant tout un outil pratique et robuste, l'équation ne semble clairement pas résolue. En revanche, pour un amateur de belle mécanique qui souhaite se procurer une belle pièce d'exposition susceptible d'alimenter quelque conversation entre passionnés, la version "Clear" du Griploc constitue indéniablement, et à l'inverse de ses déclinaisons opaques, un investissement intéressant.
Loin d'être le renouveau incontournable d'un outil plusieurs fois millénaires, le Griploc illustre avant tout la capacité de l'Homo-Sapiens-Sapiens (et plus particulièrement d'un duo père-fils de couteliers passionnés et inspirés) à revisiter une formule séculaire pour proposer une solution inédite et originale à un problème millénaire. Plus que tout autre chose, il faut y voir un hommage à l'imagination rendu possible par une collaboration internationale. Une pièce d'exposition remarquable que l'on aura des scrupules à soumettre aux rudesses du quotidien.
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