Voyage autour du monde à la découverte de couteaux d'ici et d'ailleurs
5 Septembre 2021
Bien aimé lecteur, rebonjour.
Pour cette nouvelle étape de notre voyage autour de la planète couteau, mettons le cap vers le soleil levant, en direction de la Chine: ce pays dont la simple évocation fait trembler d'effroi tant d'amateurs de couteaux de qualité.
Il serait en effet malhonnête de prétendre que ce géant industriel ne possède pas la même réputation sulfureuse dans ce domaine que dans tant d'autres: pratiquant la contrefaçon avec un enthousiasme notoire, il a historiquement habitué le public occidental à des produits de qualité médiocre. Ce n'est pas un hasard si le terme "chinoiserie" est rarement utilisé à des fins mélioratives, et si la mention "made in China" n'est pas de nature à améliorer l'image d'un produit.
Pourtant, le géant rouge n'a cessé d'améliorer ses techniques de production, grâce au savoir-faire transmis par les nombreuses entreprises occidentales qui lui sous-traitent la réalisation de leurs modèles "économiques" et/ou "low cost" depuis des décennies. On peut par exemple penser à l'allemand Böker et ses marques "Böker Plus" et "Böker Magnum", respectivement milieu et bas de gamme; à l'américain "Spyderco" avec sa collection "Byrd"; ou encore à l'italien "Fox knives" et sa gamme "Black Fox"... mais ils sont loin d'être les seuls, et bon nombre d'autres grands constructeurs délocalisent depuis des années tout ou partie de leur production vers une Asie en plein essor.
Dans ce contexte, l'émergence de marques chinoises qualitatives était non seulement prévisible, mais inévitable: pendant combien de temps les industriels qui se cachent aujourd'hui derrière des "Reate", "Kizer", "Artisan Cutlery/CJRB", "Bestech", "QSP" ou encore "We Knife/Civivi" allaient-ils se contenter de jouer les seconds couteaux? Alors qu'un marché juteux leur pendait au nez, l'expérience acquise au contact de leurs commanditaires occidentaux leur a rapidement permis de produire des pièces à la qualité comparable, mais à des coûts tellement dérisoires que leur principal problème était de décider s'ils allaient noyer la concurrence en cassant les prix ou exploser leurs marges en alignant leurs tarifs sur ceux des acteurs historiques. Certains (Kizer, Reate...) optèrent pour le choix du produit de luxe à haute marge, d'autres (Bestech...) pour des réalisations pragmatiques au tarif ultra-agressif et les derniers (Artisan Cutlery/CJRB, We Knife/Civivi...) décidèrent d'occuper les deux créneaux à l'aide de marques dédiées ou pas (QSP).
Fondée en 1998, il n'aura fallu que 8 ans à l'entreprise chinoise Ruike pour s'imprégner de tout le savoir faire nécessaire à ses fins. Ainsi, c'est en 2006 qu'après s'être exclusivement consacrée à la sous-traitance pour les plus grandes marques américaines, l'entreprise lance sa propre gamme composée de couteaux aussi bien fixes que pliants, et visant le secteur de marché des modèles à la fois qualitatifs et abordables.
Proposé à moins de 50€, le couteau sur lequel nous allons nous arrêter aujourd'hui est assez emblématique de la politique du constructeur chinois. Poétiquement baptisé "F815" (le nom de tous leurs modèles à lame fixe commence par "F" et celui des pliants par "P", faut-il y voir un appel du pied à la francophonie?) et plus digestement surnommé "Hornet" (le frelon), il constitue une proposition originale dans le panorama des lames fixes de taille moyenne à la portée de toutes les bourses. Une catégorie essentiellement composée de modèles plutôt convenus et dominée par le sempiternel Morakniv Companion.
Doté pour séduire le public d'une lame originale au caractère indéniable et d'un manche tout aussi atypique, c'est un couteau que l'on reconnaît au premier coup d'œil.
Mais l'une des principales forces de ce couteau, en plus de son physique remarquable, c'est le mécanisme de fixation breveté de l'étui avec lequel il est fourni, et qui s'adapte à tous les goûts et toutes les latéralisations. Une polyvalence qui met ce modèle à la portée de tous les publics, droitiers comme gauchers, adeptes du port horizontal comme vertical.
Dessinée comme un harpon, cette lame au profil inhabituel démontre que l'on peut s'écarter des sentiers battus sans pour autant faire de concessions sur l'agrément d'utilisation.
Longueur | 84mm |
Longueur de coupe | 79mm |
Hauteur | 30mm |
Épaisseur | 3.5mm |
Épaisseur derrière le fil | 0.6mm |
Angle d'émouture primaire | 4.46° |
Type d'émouture primaire | Plate |
Matériau | 14C28N |
Dureté* | 59 HRC |
(* Données constructeur)
Si son profil général peut être assimilé à un drop point, cette lame s'en distingue par un ajout significatif de matière sur la plus grande partie de son dos, lequel est assorti d'une contre émouture destinée à en adoucir les contours.
Évoquant visuellement une pointe de harpon, la dépression qui résulte de la transition entre cette surépaisseur et la ligne "originelle" du dos de la lame constitue un point d'appui idéal pour le pouce de l'utilisateur et procure un réel avantage ergonomique.
Dotée pour ses tâches d'extérieur d'une épaisseur généreuse lui offrant une bonne robustesse, et que la forme de son émouture permet de conserver pratiquement jusqu'à sa pointe, cette lame se prête à tous les abus. L'émouture, puisqu'il en est question, est relativement haute, ce qui compense dans une certaine mesure le caractère massif de cette lame et lui conserve une bonne capacité de coupe. En usage alimentaire, ce couteau ne sera évidemment pas sur son terrain de prédilection, et aura tendance à fendre les ingrédients davantage qu'il ne les tranche, mais s'acquittera néanmoins honorablement de sa tâche. C'est évidemment en situation de bivouac qu'il révélera toutes ses qualités, taillant le bois avec aisance et précision.
Un rapide coup d'œil sur l'émouture secondaire permet de constater l'aspect très grossier, presque dentelé de cette dernière, ce qui n'est pas aussi adapté qu'un polissage miroir du point de vue de la tenue du tranchant dans un contexte "outdoor". Cependant, la nuance d'acier qualitative utilisée par Ruike se laisse facilement travailler, et cette finition imparfaite (que l'on peut pardonner à un couteau situé dans cette gamme tarifaire) est vite corrigée. Les flancs et les émoutures bénéficient d'un traitement stonewashed qui permet de mieux masquer les petits bobos inhérents à l'usage intensif auquel cette lame se destine.
Dans un souci du détail plaisant pour l'utilisateur final, Ruike a intégré un casse-goutte à son profil, chose inhabituelle pour un couteau de cette gamme tarifaire mais toujours appréciable pour ce qui est du confort d'affûtage.
Responsable en grande partie de l'apparence atypique du couteau, ce manche ne manque ni de qualités, ni de défauts.
Longueur | 107mm |
Hauteur | 24.5mm |
Épaisseur | 10.5mm |
Plaquettes | G10 |
Montage | Plate semelle |
Du point de vue de la conception, nous sommes sur une pleine soie (l'acier de la lame traverse le manche de part en part) et plus précisément une plate semelle (l'acier dessine le profil du manche et des plaquettes lui sont simplement superposées). Ce type d'assemblage offre une excellente robustesse mais donne généralement au couteau un poids conséquent.
Ruike contourne ici le problème en s'adonnant à un retrait de matière décomplexé. La semelle est donc complètement évidée et réduite à ses simples contours. Pour rester dans le ton, les plaquettes font de même et calquent en toute simplicité les formes de leur support. Il en résulte un manche tout en transparence, jusque dans sa visserie originale, elle aussi évidée mais heureusement manipulable avec une simple clef Allen.
Les finitions sont impeccables: les plaquettes sont parfaitement symétriques et la transition entre le métal et la matière synthétique est à peine perceptible. Preuve supplémentaire de tout le soin apporté par le constructeur chinois aux petits détails qui font la différence: les plaquettes sont échancrées de sorte à accueillir confortablement les doigts lorsque l'on pince la base de la lame pour s'adonner aux travaux de précision:
En outre, les possibilités ne s'arrêtent pas là et la conception neutre de ce manche permet d'adopter une bonne variété de positions dans lesquelles les doigts trouvent naturellement leur place grâce aux indices tactiles fournis par la garde et le relief du dos de la lame, sans pour autant que ceux-ci ne s'avèrent trop agressifs vis à vis des mains souhaitant faire preuve d'originalité.
L'embarras du choix et non pas le choix de l'embarras.
Ce qui est moins agréable, en revanche, c'est le confort très moyen imposée par les plaquettes évidées. Pas assez épaisses et dépourvues de substance en leur centre, elles échouent à remplir convenablement la paume et condamnent l'utilisateur à saisir le couteau entre les premières phalanges. De plus, lorsqu'on serre le manche, la pression n'est pas uniformément répartie et ses contours deviennent douloureux tandis que le bourrelet de peau situé à la base des doigts s'enfonce dans le trou oblong qui lui fait face, et que la pulpe des doigts échoue à trouver une surface plane sur laquelle prendre appui.
L'esthétique sans compromis imposée par ce design en dentelle compromet donc, hélas, l'utilisabilité du couteau en limitant de facto la force que son utilisateur est capable de transmettre à la lame dans des conditions acceptables de confort. En toute transparence, la situation est telle que ce couteau se présente comme un excellent candidat pour un amateur qui souhaiterait s'adonner à sa première tentative de personnalisation des plaquettes.
Pourtant, en termes d'agrément d'utilisation, Ruike n'a pas lésiné sur les moyens en mettant à la disposition de son client un étui original et très pratique, capable de s'adapter à toutes les préférences. Réalisé dans un plastique ABS banal mais très résistant, il se fixe à la ceinture à l'aide d'un clip intelligemment conçu qui s'installe et se retire aisément sans pour autant présenter le moindre risque de décrochage accidentel.
Le couteau est maintenu en place avec d'autant plus de fermeté qu'une vis opérable avec un simple tournevis torx T9 permet de régler l'intensité du serrage appliqué au niveau de la garde. Une fois dans son rangement, le couteau se libère aisément en faisant pression avec le pouce sur la zone prévue à cet effet à l'entrée de l'étui.
Un petit tour de vis suffit pour régler la force qu'il faut exercer afin d'extraire la lame de son étui
Mais la véritable innovation sur cet accessoire, c'est la platine d'assemblage entre l'étui et le clip qui, en plus d'être montée sur 4 vis à tête torx et réversible pour un usage ambidextre, dispose d'un mécanisme lui permettant de pivoter et de se verrouiller dans pas moins de 9 positions par simple pression sur une languette.
Et si le mécanisme n'est pas limité aux 8 positions cardinales et l'angle imparfaitement horizontal dans la position idoine, il ne s'agit pas d'un défaut de conception, mais encore une fois d'un souci du détail au service de l'utilisateur: le poids du manche ayant tendance à faire basculer ce dernier vers le sol (phénomène d'autant plus accentué que la ceinture est souple et/ou fine, et donc que le clip dispose d'une certaine liberté de mouvement), un léger angle a niveau de l'étui permet de compenser cette déformation et de placer le couteau en position idéale.
Enfin, l'épaisseur de ce mécanisme a pour conséquence que cet étui est moins "collé au corps" que les modèles traditionnels, rendant le couteau à la fois plus facile d'accès et plus susceptible de s'accrocher aux aspérités du monde extérieur. Que cela constitue in fine un défaut ou une qualité, on ne peut ignorer l'excellent agrément offert par ce mécanisme capable de s'adapter en un clin d'oeil à toutes les situations.
Façon as de la gâchette comme Pat Garrett? Plutôt devant comme d'Artagnan? Ou dans le dos comme Naruto?
Dans la modalité de port "classique", c'est à dire verticalement sur le côté de la hanche, on pourra toutefois reprocher à la conception de cet étui un point d'attache situé trop bas et faisant ostensiblement remonter le manche au dessus de la ceinture, ce qui rend à la fois l'accès au couteau plus difficile et son port moins confortable (selon la position de l'utilisateur, le manche peut lui rentrer dans les côtes). Dans les autres positions, c'est une affaire qui roule.
En ce qui concerne les regards que vous porteront les passants s'il vous venait à l'idée de déambuler dans la rue avec ce poignard accroché à la ceinture, ne vous faites pas d'illusion: vous seriez, à juste titre, éligible pour une confiscation en bonne et due forme (et certainement aussi une belle amende s'il vous prenait l'envie de ne pas faire profil bas) au moindre contrôle d'identité. Nous ne parlons pas aujourd'hui d'un canif traditionnel dont le charme pourrait le rendre tolérable en société, mais d'un outil aussi fonctionnel qu'illégal qui ne pourra vous accompagner que pendant vos sorties en forêt ou dans l'intimité feutrée de votre atelier.
Désolé pour le titre de ce chapitre qui n'a absolument rien à voir avec le sujet, mais j'étais à court de gros plans.
Nous allons à présent aborder la question de la finance. Comme il l'a déjà été dit, ce couteau est disponible, étui compris, à moins de 50€ chez tous les honnêtes revendeurs. 49€95 plus précisément. Certes le chiffre est symbolique et les chances sont minces que ces 5 centimes économisés feront la différence le jour ou l'économie mondiale sombrera dans la décroissance, mais cela permet néanmoins d'écrire des phrases comme "disponible à moins de 50€".
Pour ce tarif, l'acheteur est gratifié d'un couteau robuste, bien fini, réalisé dans un acier récent et de qualité, accompagné par un étui solide, innovant et pratique. Le genre d'outil qui pourra sans problème servir pendant de nombreuses années. Le fil est tranchant en sortie de boite, l'émouture secondaire parfaitement symétrique et les plastiques ajustés avec rigueur. On a beau chercher, difficile de trouver une raison de se plaindre de ne pas en avoir pour son argent, surtout lorsque l'on jette un œil du côté des modèles occidentaux susceptibles de lui faire concurrence et qui sont généralement vendus deux à trois fois plus chers.
S'il ne fallait retenir qu'un défaut au F815 "Hornet" de Ruike, c'est le confort imparfait de son manche résultant d'un choix esthétique sans concession. En dehors de ce point, ce modèle remplit tous les critères de satisfaction que l'on peut associer à un couteau fixe de son gabarit. Solide, fonctionnel et bien fini, il prouve que la coutellerie chinoise a définitivement passé la seconde et mène désormais la danse sur le secteur des couteaux qualitatifs à prix abordable.
Alors certes, on trouve encore des "chinoiseries" en pagailles sur les étalages des marchés ou dans les vitrines des magasins de souvenirs. Des couteaux à l'esthétique discutable et à la réalisation médiocre qui se révèleront rapidement impropres à l'usage. Mais l'arrivée dans le paysage industriel de nouvelles marques telles que Ruike devrait inciter les occidentaux (qu'ils soient producteurs ou consommateurs) à reconsidérer leur vision de la coutellerie asiatique. Autrefois tout juste bonne à réaliser nos basses besognes, elle est devenue aujourd'hui -dans ce domaine comme ailleurs- un sérieux concurrent qui possède tous les atouts nécessaires pour supplanter des acteurs historiques trop bouffis d'arrogance pour voir le tsunami arriver.
Lors de notre prochaine étape, nous reviendrons dans notre bon vieil hexagone pour nous pencher, une fois n'est pas coutume, sur ce qui se fait de pire en matière de dégueulasserie coutelière. Tu en avais marre de lire des articles dithyrambiques vantant les mérites de couteaux hors de prix? Et bien tu vas être servi. Accroche-toi à ton clavier et attache ton tablier, parce que ça va tâcher!
D'ici là, passe une bonne journée ne perds pas le fil.