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Escapades coutelières

Voyage autour du monde à la découverte de couteaux d'ici et d'ailleurs

La forge d'Asgeir "Maasepänpuuko": le trou normand

La forge d'Asgeir "Maasepänpuuko": le trou normand
Mise en bouche

Cher ami, si notre voyage autour du monde des couteaux était un repas gastronomique, l'étape du jour serait le trou normand. D'une part parce que, comme le verre de calva que l'on sert entre deux plats raffinés pour redonner de l'appétit à ses convives, le couteau que nous sommes sur le point de découvrir est du genre qui pique et vous donnera rapidement envie de passer à la suite. Et d'autre part parce qu'il nous arrive tout droit de Normandie.

C'est donc en direction de cette belle région, qui ne mérite certainement pas ce qui est sur le point de se produire, que nous allons tourner nos regards afin de nous délecter du travail de l'un de ses artisans aux multiples inspirations celto-médiévalo-scandinavo-fantastiques et aux techniques de travail empreintes d'une authenticité rare.

Benjamin Albrycht, puisque c'est son nom, est l'un des derniers féron-fèvres de France et même d'Europe. C'est à dire que son spectre de compétences s'étend de la recherche et de la sélection du minerai de fer, jusqu'à la forge de l'acier, en passant par toutes les étapes intermédiaires (raffinement du fer, confection du charbon, fonte et mélange de l'acier, etc.). Il pratique avec fierté des techniques qui n'ont pas évoluées depuis le moyen-âge et contribue ainsi à maintenir vivace les savoir-faire de nos ancêtres et le patrimoine historique de la métallurgie, ce dont chacun lui sait gré.

En outre, mû par une conscience écologique aigue, cet artisan a à cœur de travailler autant que possible avec des produits locaux tel que le minerai qu'il extrait dans son voisinage direct et de manière éco-responsable. De même, lorsque la situation exige de travailler avec un aciériste, il privilégie des partenaires reconnus pour leur engagement dans ce domaine.

La démarche de l'homme est donc louable à de nombreux égards et l'existence de tels bastions de résistance face à une industrialisation mondialisée et un consumérisme rampant est indubitablement une source de réconfort. A ce titre, il mérite sans aucun doute le respect.

Hélas, ce mérite n'est plus du tout aussi évident lorsque l'on se penche sur celle de ses créations qui a eu la malchance de tomber entre mes mains à la fin du mois de décembre 2019. Cette unique exemplaire, s'il ne présume en rien que la qualité des autres productions du féron-fèvre, donne néanmoins le ton quand à la l'absence totale de vergogne dont est capable un artisan qui ose commettre une telle pièce, et surtout la laisser sortir de son atelier. En effet, à moins d'être en présence d'une contrefaçon (le poinçon sur la lame et la carte de visite accompagnant l'objet du crime étant de nature à disqualifier cette improbable hypothèse) ou encore d'une seconde main présentée comme un article neuf, l'état dans lequel j'ai récupéré ce couteau était de nature à susciter la honte chez n'importe quel artisan doté d'une once de conscience professionnelle.

Mais cessons là ces tentatives éhontées d'attiser ta curiosité, cher lecteur, et penchons-nous sans plus attendre sur cet objet hors du commun.

Entrée

Le nom donné à ce couteau par son créateur "Maassepänpuuko" signifie "couteau de villageois orné d'un manche en bois" en ancien finnois, au détail près que "puukko" s'écrit normalement avec deux "k" dans la langue susdite. Il s'agit donc sans grande surprise d'un modèle à la conception rudimentaire et sans ornement, le genre qu'un modeste villageois utilisait tous les jours de sa vie pour toutes les tâches de son quotidien. Un outil à la fois fonctionnel et polyvalent.

On peut par exemple planter ce couteau dans l'écorce d'un résineux pour en faire une photo!

On peut par exemple planter ce couteau dans l'écorce d'un résineux pour en faire une photo!

Son inspiration ostentatoirement scandinave trahit la véritable passion de l'artisan pour la culture nordique en général et viking en particulier. Le nom donné à son atelier, "la forge d'Asgeir", tout comme le poinçon qu'il s'est choisi, une forme vaguement runique mais dénuée de toute signification littéraire, ne sont pas sans évoquer une certaine fascination pour cette époque bénie où les hommes virils portaient des cheveux longs, une moustache et des vêtements de cuir.

Photo d'archive datant du XIIe siècle montrant un viking fier de sa forge

Photo d'archive datant du XIIe siècle montrant un viking fier de sa forge

Ainsi, Benjamin Albrycht, surpris ci-dessus en train de ricaner à l'idée qu'un pigeon ait pu lâcher un gros billet pour l'une de ses réalisations, nous propose une création dans la plus pure tradition finlandaise, ou presque...

Plat

D'un profil parfaitement attendu pour un couteau traditionnel largement répandu, cette lame ne manque pourtant pas d'originalité dès lors qu'on la regarde de près.

C'est moi ou son poinçon fait furieusement penser aux initiales de "Face Book" quand on le regarde de côté?

C'est moi ou son poinçon fait furieusement penser aux initiales de "Face Book" quand on le regarde de côté?

Caractéristiques techniques
Longueur "environ 85mm"* => 83mm
Longueur de coupe 83mm
Hauteur "environ 20.5mm"* => 24mm
Épaisseur 3mm
Épaisseur derrière le fil (non applicable)
Angle d'émouture primaire entre 7.4° et 6.5° selon l'humeur
Type d'émouture primaire Presquandinave
Matériau Acier laminé (?), âme 90MCV8, flancs en fer pur
Dureté** 62 HRC

(* données artisan, ** données métallurgiste)

La nature exacte et surtout l'origine de l'acier utilisé pour réaliser cette lame est assez floue: À en croire la page web du féron coutelier, l'acier "sandwich" utilisé pour cette lame a été forgée par ses soins, et est constitué d'une feuille de 90MCV8 enrobée de deux couches de fer pur (keuwah?!?).

Étant donné la faible probabilité que la nuance 90MCV8 provienne de son bas fourneau, il est plus vraisemblable que l'artisan se la soit procurée auprès de l'aciériste suédois Sandvik dont il vante avec enthousiasme l'engagement éco-responsable sur les pages de son site web (et qu'il appelle à tort "Sandviken"). Cette hypothèse permettrait d'expliquer, à l'approximation géographique près, l'appellation "Acier sandwich de Finlande" que l'on pouvait trouver en 2019 sur le descriptif de son produit, et qui a depuis été réécrit.

Quand au travail de laminage au fer pur (c'est à dire contenant moins de 0.025% de carbone). Sandvik n'est pas connu pour vendre ce type de cocktail, qui plus est pour des applications de coutellerie. On aurait donc tendance à attribuer ce forfait au forgeron lui-même, ce qui soulève toute une série d'autres interrogations: l'acier est-il vraiment laminé? Les acier laminés de ma connaissance ont tendance à présenter des nuances visibles sur leurs couches respectives, ce qui n'est absolument pas le cas ici.

De gauche à droite, les aciers laminés du "MCusta 145G" (SPG2), du "MCusta 191C" (VG10) et du "Maasepänpuukko" (90MCV8). On peut y déceler de multiples nuances... ou pas.

De gauche à droite, les aciers laminés du "MCusta 145G" (SPG2), du "MCusta 191C" (VG10) et du "Maasepänpuukko" (90MCV8). On peut y déceler de multiples nuances... ou pas.

De plus, s'il est laminé, l'est-il vraiment au "fer pur"? Et si oui, pourquoi? Nan mais sérieusement, POURQUOI?!

Le fer pur n'existe pas à l'état naturel et il est très difficile à obtenir: les minerais extraits du sol sont composés d'oxyde de fer qu'il faut dans un premier temps "désoxyder" (réduire). Cette opération, qu'elle soit réalisée dans le haut fourneau industriel de Sandvik ou dans le bas fourneau artisanal de monsieur Albrycht, a pour conséquence une contamination au carbone donnant respectivement naissance à de la fonte liquide (haut fourneau) ou à une loupe hétérogène de fer, d'acier et de fonte (bas fourneau) qui doivent ensuite toutes deux être raffinées pour en extraire un cristal de fer homogène.

Or, si le "fer pur" présente l'avantage de bien résister à la corrosion, sa grande malléabilité est peut-être un atout pour les orfèvres d'art mais ne constitue certainement pas une qualité lorsque l'on parle d'une lame de couteau. Ses autres propriétés reconnues sont d'être magnétique et bon conducteur électrique, ce qui n'a pas non plus d'intérêt évident dans le cas qui nous intéresse.

Le fer apporte indubitablement un véritable atout face à la corrosion, comme on peut le voir sur ce modèle neuf presque pas piqué par la rouille

Le fer apporte indubitablement un véritable atout face à la corrosion, comme on peut le voir sur ce modèle neuf presque pas piqué par la rouille

Cela étant dit, si les couches supposées du sandwich métallique avaient été visibles à l'œil nu, cela n'aurait en définitive servi qu'à souligner l'asymétrie indécente d'une émouture réalisée par dessus la jambe, qui se paye le luxe d'accuser pas moins d'1cm de décalage entre les deux faces à la pointe de la lame.

Le départ de l'émouture côté droit (à gauche) et côté gauche (à droite). Il n'y a pas de trucage, les photos sont bien à la même échelle.Le départ de l'émouture côté droit (à gauche) et côté gauche (à droite). Il n'y a pas de trucage, les photos sont bien à la même échelle.

Le départ de l'émouture côté droit (à gauche) et côté gauche (à droite). Il n'y a pas de trucage, les photos sont bien à la même échelle.

Et les mêmes vues du dessus
Et les mêmes vues du dessus

Et les mêmes vues du dessus

Mais l'asymétrie de cette émouture bâclée n'est que l'un des nombreux aspects du traitement jeanfoutiste dont elle a fait l'objet: elle n'est en l'occurrence ni plate, ni même simple, comme le veut la tradition scandinave. En plus d'être manifestement convexe, elle accuse un net décrochage à l'approche du tranchant, une sorte d'émouture secondaire destinée à finaliser à l'arrache la jointure entre les deux faces... mais seulement sur le revers de la lame!

Les reflets sur l'émouture trahissent un changement de son inclinaison (à gauche)... ou pas (à droite).Les reflets sur l'émouture trahissent un changement de son inclinaison (à gauche)... ou pas (à droite).

Les reflets sur l'émouture trahissent un changement de son inclinaison (à gauche)... ou pas (à droite).

En ce qui concerne le fil justement: mon plus grand regret est d'avoir, bouleversé par ce que j'avais sous les yeux, rectifié celui-ci dès la réception du couteau et avant même de penser à en faire des photos souvenir. En effet, en plus d'être clairement émoussé, il présentait des encoches tellement nombreuses et profondes que même un retrait de matière de plusieurs millimètres n'a pas suffi à les faire disparaître complètement.

Cette photo a bien été prise APRÈS rectification du fil, sur un couteau qui n'a JAMAIS servi...

Cette photo a bien été prise APRÈS rectification du fil, sur un couteau qui n'a JAMAIS servi...

...et la fissure est tellement profonde qu'elle se prolonge de l'autre côté du fil et menace de laisser s'échapper tout le morceau qu'elle englobe.

...et la fissure est tellement profonde qu'elle se prolonge de l'autre côté du fil et menace de laisser s'échapper tout le morceau qu'elle englobe.

Et ne parlons pas de la pointe, tordue avant même que je n'ouvre l'emballage, ce qui est un exploit remarquable quand on sait que le 90MCV8 (également connu aux États-Unis sous le nom de O2) se finalise habituellement à plus de 60 HRC, dureté à laquelle il devient très cassant et ne supporte pas la moindre déformation plastique!

Ça, c'est de série, offert dans le forfait.

Ça, c'est de série, offert dans le forfait.

Mais comment être certain de la dureté d'un acier dont le traitement thermique a dû se résumer à une chauffe approximativement contrôlée "à la couleur" dans le foyer d'une forge de garage, suivi d'une trempe "au doigt mouillé" dans une cuve d'huile de friture usagée? (Laquelle n'est d'ailleurs sans doute pas étrangère aux éclatement observés le long du tranchant)

Quand à la finition de surface... Si l'on peut éventuellement apprécier le rendu volontairement brut de fonderie des flancs et l'aspect authentique d'une patine d'oxydation déjà largement présente sur les émoutures, comment pardonner le travail réalisé sur ces dernières, qui offrent au regard l'aspect d'un fond de casserole récuré au sable et à Scotch-Brite? On ne parle pas de finition satinée ou encore mate, non. Il est ici question d'un ponçage agressif au grain 120 et walou.

On n'apprécie la qualité de cette finition qu'avec un éclairage adéquat.

On n'apprécie la qualité de cette finition qu'avec un éclairage adéquat.

Et encore une fois, ce couteau n'a JAMAIS servi. Il est à l'état neuf, sortie d'atelier! Je le précise parce que la dernière fois que j'ai vu une lame dans cet état, c'était un ami qui avait essayé d'affûter son couteau à la disqueuse. (Nous ne sommes plus amis depuis ce jour, naturellement.)

Fromage

Le manche de ce couteau est réalisé d'une unique pièce de bois en forme de tonneau dans laquelle est plantée une soie postiche, une réalisation en presque conformité avec les standards scandinaves.

Caractéristiques techniques
Longueur "environ 120mm"* => 109mm
Hauteur 30mm
Épaisseur 19mm
Matériau Bouleau
Montage Soie postiche collée au braie de pin

(* données artisan)

Difficile de reconnaître le bouleau en observant le bois utilisé pour ce manche car celui-ci a manifestement été noirci à la flamme, qui plus est d'une façon pas particulièrement élégante, avant de se voir recouvrir d'entailles supposée évoquer les gribouillis d'un enfant néanderthalien sous ecstasy: Un mammouth, quatre tipis et trois arbres d'un côté, une scène de chasse en mode stickman de l'autre, et sur le pommeau une succession de motifs à l'inspiration runique dont on ne trouve de correspondance dans aucun alphabet connu... Niveau esthétisme, ça passe ou ça casse.

Pour un peu, on se croirait à Lascaux!Pour un peu, on se croirait à Lascaux!

Pour un peu, on se croirait à Lascaux!

Moi, perso, en plissant bien les yeux, je peux lire "M(a) TEUB"

Moi, perso, en plissant bien les yeux, je peux lire "M(a) TEUB"

Historiquement parlant, en revanche, on n'est pas forcé d'apprécier ce cocktail anachronique délirant paléolitho-moyen-âgeux. La Préhistoire n'eut certes pas été la même si Rahan avait eu la chance de posséder un coutelas en "acier sandwich 3 couches de Finlande"™, mais à titre personnel je ne trouve pas l'intérêt de cet exercice qui équivaut pour moi à dessiner avec un clou la silhouette d'un boeuf sur la carrosserie d'un tracteur.

Côté ergonomie, l'artisan ne prend pas de risque et la prise en main est effectivement excellente, à la hauteur du modèle original. A la fois ferme et neutre, autorisant toutes sortes de positions et de travaux. Impossible en revanche de présumer de la bonne tenue de la lame, montée sur une soie postiche qui n'est insérée ni dans l'axe du manche, ni même au milieu de ce dernier, et maintenue (toujours d'après le site web de l'artisan) par une colle au goudron de pin ou de bouleau nordique: le braie. Un assemblage moins rassurant qu'une pleine soie, mais sans doute suffisant pour la plupart des travaux destinés à une lame en fer.

Parce qu'on aime quand c'est bien dans l'axe...

Parce qu'on aime quand c'est bien dans l'axe...

...et bien centré!

...et bien centré!

Dessert

En ce qui concerne les modalités de port et de transport de ce couteau, il n'y a pas grand chose à dire: le couteau est fourni sans étui...

À sec...

Avec des graviers.

Il faudra donc retourner voir l'artisan pour espérer mettre la main sur un étui en écorce ou en bois contre monnaie sonnante et trébuchante, ou bien s'adresser à l'un de ses concurrents pour évaluer les autres options. En l'état, impossible donc d'espérer utiliser ce couteau ailleurs que devant la porte de sa vitrine, à moins de disposer de poches en kevlar ou d'un sac à dos blindé.

La vitrine justement, parlons-en puisqu'avec cette pièce d'un niveau de finition rare est tout de même gracieusement offerte une lamelle de bois fendu destinée à le présenter sous son meilleur profil. Et comme par chance, les deux profils n'ont pas le même profil, l'heureux propriétaire n'a que le choix de l'embarras.

Et donc, ma chère Maryse, ce présentoir présente la particularité rare d'être réversible, ce qui permet de... le retourner!Et donc, ma chère Maryse, ce présentoir présente la particularité rare d'être réversible, ce qui permet de... le retourner!

Et donc, ma chère Maryse, ce présentoir présente la particularité rare d'être réversible, ce qui permet de... le retourner!

Pourtant, en dépit de ses défauts évidents et du niveau de dégueulasserie incontestable de ses finitions, c'est paradoxalement le couteau que préfèrent bien souvent les observateurs non avertis qui découvrent ma vitrine pour la première fois. Pas vraiment portés sur les détails, trop pressés de changer de sujet sans pour autant oser blesser mon orgueil de collectionneur, ils se laissent généralement séduire au premier regard par son côté "brut" et "primitif" sans chercher à en savoir plus sur son histoire ou ses qualités intrinsèques.

Benjamin Albrycht peut donc se rassurer: ce type de pièce approximative possède donc bel et bien un public et la forge traditionnelle a encore de beaux jours devant elle, peu importe le niveau de bâclage qui y est pratiqué.

L'addition

Et combien l'amateur intrépide devra-t-il donc débourser pour ce menu copro-gastronomique? Hein, COMBIEN??? Sur le catalogue en ligne de l'artisan, le "Maasepänpuuko bouleau" est proposé au tarif très attractif de 95€!

Certes, cela peut sembler bon marché pour un couteau entièrement artisanal, mais compte tenu du niveau de finition inqualifiable de ce modèle particulier (fil émoussé et morcelé, pointe tordue, émoutures bancales, oxydées et rayées, manche vandalisé...), cette somme évoque davantage l'extorsion de fonds que la bonne affaire.

En l'état, la seule excuse valable que l'on pourrait trouver à ce couteau serait d'avoir été possédé, avant d'être arrivé entre mes mains, par un pervers particulièrement retors dont l'unique but était de ruiner la réputation du fèvre coutelier dont le poinçon est apposé sur la lame.

Un petit digestif pour la route? C'est le patron qui régale!

Il est tout à fait louable de souhaiter travailler selon des méthodes ancestrales, et encore plus de contribuer à faire vivre et transmettre des savoir-faire sur le déclin. Le patrimoine historique de notre artisanat est inestimable et mérite réellement d'être préservé (d'autant plus pour ceux qui croient à l'effondrement généralisé de notre société et à un retour prochain au mode de vie de nos lointains ancêtres).

C'est la raison pour laquelle j'ai énormément de respect et d'admiration pour les forgerons traditionnels que l'on peut encore trouver dans nos campagnes, nos villages-musées et même nos parcs d'attractions à thème! Ils font redécouvrir aux nouvelles générations un mode de vie oublié et leurs créations possèdent de multiples qualités: exclusivité, authenticité, beauté...

Mais apprécier l'authenticité ne dispense pas de faire preuve d'un minimum d'honnêteté intellectuelle, et de reconnaître que ces ouvrages réalisés avec amour et passion, en utilisant des techniques ancestrales, n'ont pas au nombre de leurs immenses qualités celle de pouvoir rivaliser avec les productions modernes sur le terrain de la technique pure (solidité, finesse et tenue du tranchant...).

C'est pourquoi je ne peux m'empêcher de fulminer quand je constate que travailler de manière traditionnelle sert d'excuse à certains artisans pour faire n'importe quoi, et surtout raconter n'importe quoi. Au delà de la déplorable qualité de ce couteau, qui aurait certainement fait honte à tout honnête forgeron finnois du XIIe siècle, on ne peut que s'interroger sur l'intégrité de l'artisan lorsque l'on tombe, en parcourant les pages de son ancien site web, sur des énormités mensongères telles que "[...] les artisans de l'Antiquité et du Moyen âge arrivaient à créer des métaux à partir du minerai. Ces métaux créés de manière artisanale possèdent des propriétés mécaniques et physiques hors du commun que les industries métallurgiques modernes n'arrivent pas à reproduire. [...]".

Caïn, après avoir échoué à poignarder Abel avec un couteau de Benjamin Albrycht. Jardin des tuileries. Paris. 1896

Caïn, après avoir échoué à poignarder Abel avec un couteau de Benjamin Albrycht. Jardin des tuileries. Paris. 1896

Plus récemment, sur le curriculum que le féron-fèvre a entièrement réécrit après avoir arrêté la cocaïne, on pouvait cette fois lire: "les artisans de l'âge du fer arrivaient à créer des aciers composites aux propriétés qui égalent nos aciers modernes sans les moyens mécaniques et les connaissances scientifiques de notre siècle".

Non mais sérieusement, il croit vraiment à ce qu'il dit là? Ou peut-être méprise-t-il simplement ses clients au point de les penser assez naïfs pour avaler des telles couleuvres?

Il faut être dramatiquement ignorant pour se laisser convaincre que les alliages modernes résultants des découvertes considérables de ces deux derniers siècles dans le domaine de la chimie et de la physique atomique, et qui sont produits à l'aide de procédés (tels que la métallurgie des poudres) permettant d'en façonner la structure cristalline à l'échelle micrométrique, peinent à soutenir la comparaison face au minerai qu'un féron raffine dans son arrière cour! Certes, les aciéries modernes "n'arrivent pas à reproduire" les propriété des aciers artisanaux, au sens propre du terme, car elle n'ont objectivement aucun intérêt à essayer de le faire sachant à quel point les alliages industriels sont infiniment supérieurs à tout ce qu'un artisan ne pourra jamais réaliser dans le creuset de son bas fourneau.

Il suffit de mettre le nez dehors pour constater que les fusées qu'on lance dans l'espace ne sont pas faites en fer forgé...

À ce stade, la bêtise est criminelle. Ce genre de mysticisme -ignorant au mieux, malveillant au pire- ne fait qu'alimenter le sempiternel fantasme du "c'était mieux avant/je maîtrise un secret disparu" dont se servent aujourd'hui encore des marchands peu scrupuleux pour refourguer leur camelote à de pauvres bougres non-avertis. Plus encore que le couteau commis par Benjamin Albrycht, les mensonges qu'il déverse sur sa page web sont une insulte à la coutellerie en général, et à la forge en particulier.

La forge est un art noble et le forgeron un artiste remarquable. Mais cela ne suffit pas à conférer à ses créations un quelconque pouvoir surnaturel.

Cette fois, c'est vraiment fini

Voilà, je pense que cette fois j'ai vidé mon sac. Attendez, je le secoue à l'envers pour être sûr... Non c'est bon, on a fait le tour.

Que cette expérience fut déplaisante ou jouissive pour toi, cher lecteur (car je sais qu'il se cache en toi un petit côté pervers qui aime bien assister à ce genre de lynchage public), elle est en tout cas terminée et nous pouvons désormais reprendre sereinement notre route vers de nouveaux horizons, à la découverte de nouveaux couteaux qui racontent, chacun à leur façon, un petit bout de ma passion.

En attendant, je vous souhaite une bonne journée, et gardez un moral d'acier!

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F
Trop bien
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