Voyage autour du monde à la découverte de couteaux d'ici et d'ailleurs
5 Août 2021
(...et non pas "dans le lecteur", parce que ça manquerait franchement de bienséance pour un article destiné au grand public).
Salut la toile,
Alors moi c'est un mec avec un couteau. Ou plus précisément avec DES couteaux. Je suis en effet passionné par cet outil aussi petit qu'indispensable depuis que mon grand-père m'a offert mon premier Opinel, vers la fin du XXè siècle. Depuis, je les collectionne et je m'efforce d'en apprendre le plus possible sur leurs origines, les matières dont ils sont faits, la façon de les entretenir et tout autre sujet afférent, comme disent les gens de culture.
Encouragé par des amis bienveillants qui n'en pouvaient plus de m'inviter tous les mercredi soirs pour me faire parler de ma passion à leurs convives, j'ai décidé de publier quelques-unes de mes réflexions à l'attention du lecteur improbable que cela pourrait intéresser.
Pour démarrer cette série, j'ai choisi l'un des (trop) nombreux modèles dont j'ai fait la coupable acquisition en 2021, au cours de cette période de désœuvrement que certains ont baptisé "le confinement". L'impossibilité de m'adonner à mes autres passions ayant eu pour effet un agrandissement significatif et incontrôlé de ma collection, je n'avais que l'embarras du choix.
Nous commencerons donc ce voyage avec un couteau venu des États-Unis: le Zero Tolerance 0562Ti.
Pourquoi ce modèle en particulier? Allez, pose-moi la question pour me faire plaisir. Comment? Pourquoi ce modèle en particulier? Et bien laisse-moi tout d'abord te dire que je te trouve bien curieux pour un lecteur anonyme! La réponse est simple: c'est un couteau remarquable à bien des égards, et pas uniquement à cause de ses dimensions.
La marque "Zero Tolerance" a été créée en 2006 par Kai USA Ltd, filiale américaine du groupe nippon Kai Cutlery fondé à Seki en 1908. Située sur une créneau orienté "couteaux de poche haut de gamme", elle vient compléter l'offre de Kai USA aux côtés de Kershaw qui occupe le secteur des couteaux de poche milieu de gamme, ainsi que "Kai Houseware" et "Shun Cutlery" qui proposent tous deux des articles de cuisine.
Contrairement à ce que son nom pourrait laisser croire, "Zero Tolerance" n'est pas une incitation à durcir la politique des forces de l'ordre, mais bien l'ambition qu'affiche le fabricant vis à vis de ses cotes d'usinage et d'assemblage: aucune place à l'imperfection. La devise de Zero Tolerance est également "Proudly Overbuilt" que l'on pourrait grossièrement traduire par "c'est plus que nécessaire et on en est fiers!". Une devise qui semble-t-il aura porté chance à la marque puisqu'elle est l'une des rares à pouvoir se vanter d'avoir remporté trois années de rang le prix "Overall Best Knife of the Year" du prestigieux Blade Show d'Atlanta, grâce à des modèles aux noms aussi évocateurs que "0777" (2011), "0888" (2012) et "0554" (2013). Un exploit qui n'a à ce jour été égalé que par deux autres marques: les italiens LionSTEEL (2015-2016-2017) et Fox Knives (2018-2019-2021/show annulé en 2020).
Le 0562 sorti en 2014 est le fruit d'une collaboration avec le coutelier américain Rick Hinderer et remporte dès sa sortie le prix du "Best American Made Knife of the Year" au Blade Show d'Atlanta. Rick Hinderer, dont le nom est connu de bon nombre d'amateurs, travaille également comme pompier et les couteaux qu'il dessine sont pensés pour les situations d'urgence. Suffisamment larges pour être manipulés confortablement avec des gants, suffisamment solides pour résister à tous les mauvais traitements, suffisamment polyvalents pour parer à toutes les situations. Son modèle le plus emblématique est le XM-18 qu'il produit sur mesure pour sa clientèle d'amateurs fortunés et le 0562 peut être considéré comme sa version "de série" accessible au grand public.
D'abord proposé en deux déclinaisons: le 0562 avec un manche acier/G10 et une lame Elmax d'un côté, le 0562CF avec un manche acier/fibre de carbone et une lame M390 de l'autre...
...ce n'est qu'en 2018 que le modèle 0562Ti dont il est aujourd'hui question verra le jour. Les nouveautés? Un manche intégralement constitué de titane et une lame en CPM 20CV.
Nous sommes donc en présence d'un couteau aux dimensions impressionnantes qui ne manquera pas de susciter un sentiment justifié de méfiance chez les observateurs. Pensé par un artisan reconnu et réalisé dans les matériaux les plus en vogue du moment avec les techniques de production informatisées les plus précises qui soient, il éveille d'autant plus la curiosité que Zero Tolerance a acquis la réputation de "faire du meilleur Hinderer que Hinderer" à une époque où ce dernier rencontrait des difficultés avec la précision de ses assemblages.
Mon sentiment, en prenant ce couteau en main pour la première fois a été: "Oh mon dieu, qu'il est gros!". Une réflexion que j'ai plutôt l'habitude de me faire face à l'urinoir… A moins que les dimensions superfétatoires de ce couteau ne soient au contraire un moyen pour moi de compenser un complexe inavouable.
Un couteau, c'est fait pour couper. C'est généralement dans ce but qu'on l'équipe d'une lame, bien que certains modèles suscitent l'interrogation dans ce domaine. Mais en l'occurrence, cette lame là, elle coupe!
Longueur | 91mm |
Longueur de coupe | 91mm |
Hauteur | 32mm |
Épaisseur | 4mm |
Épaisseur derrière le fil | 0.6mm |
Angle d'émouture primaire | Entre 5.7° et 3.3° |
Type d'émouture primaire | Plate |
Matériau | CPM 20CV |
Dureté* | 61 HRC |
(* données constructeur)
Ce qui caractérise avant tout cette lame, c'est le remarquable travail réalisé par monsieur Hinderer sur son émouture. Tandis qu'une émouture obtuse privilégie la robustesse au détriment de pouvoir de coupe et qu'une émouture aigüe fait l'inverse, le coutelier a ici choisi d'offrir le meilleur des deux mondes en dessinant une émouture progressive dont l'angle évolue de la base à la pointe de la lame.
L'angle que forment les deux côtés de la lame ne cesse donc de se réduire à mesure qu'on s'approche de sa pointe. L'utilisateur dispose par conséquent d'une section particulièrement robuste à la base et d'une coupe efficace à son extrémité. Malin! Pas étonnant que la déclinaison du XM-18 dont il est inspiré soit appelée "slicer".
Évitons toutefois tout malentendu: ce steak d'acier fait pas moins de 4mm d'épaisseur en son point le plus épais. Il n'est donc pas l'outil idéal pour couper une carotte ou une pomme dont il fera éclater la chair comme un coin dans une souche. Il se révélera de même récalcitrant à se frayer un chemin dans le fromage et le saucisson dès que l'on s'éloigne de sa pointe. C'est donc un couteau de gros œuvre conçu pour couper de la corde et tailler du bois. Pour en revenir aux concept de tranchant vs capacité de coupe, il s'agit d'un outil extrêmement tranchant, mais doté d'une capacité de coupe moyenne tout au plus.
Pour le reste, nous sommes sur un profil classique que les anglo-saxons appellent "drop point" et qui offre un bon agrément d'usage, lequel bénéficie en outre d'une bonne longueur utile grâce à un arrondi bien dosé. A sa base, un casse-goutte libère agréablement l'accès au fil pour facilité l'affûtage. Bref, que du bon.
Côté acier enfin, ZT nous offre le CPM 20CV, l'un des aciers les plus tendance du moment qui se trouve être un clone du M390 autrichien. Ses propriétés mécaniques et sa structure cristalline permettent de donner au fil une netteté exceptionnelle, le rendant capable de couper un cheveu d'une simple caresse, et dont la durée de vie est d'autant plus appréciable que son affûtage peut s'avérer délicat et sa résilience limitée.
Au rayon des coquetteries, cet acier a bénéficié d'une double finition: satinée sur les émoutures et stonewashed* sur les flancs, qui met visuellement en valeur la transition entre ces deux surfaces.
(* le traitement "stonewashed" d'une lame est exactement le même que celui que l'on applique aux pantalons de type "Jean's": on place la lame dans un tambour de machine à laver rempli de pierres ponces, afin de lui donner un aspect vieilli et martelé.)
Face à cette lame superfétatoire, le manche du 0562Ti ne dépareille pas. Un assemblage solide de titane brut à l'apparence aussi massive que moderne.
Longueur | 123mm |
Hauteur | 27mm |
Épaisseur | 15.5mm |
Châssis | Titane |
Doté de dimensions généreuses n'étant pas étrangères au sentiment d'exorbitance qu'il procure, ce manche remplit confortablement la main de son heureux propriétaire, y compris lorsque ce dernier porte des gants de chantier ou de jardinage. L'arrondi de son dos vient se loger au creux de la paume et les cavités creusées sur son ventre guident naturellement chaque doigt vers son emplacement de prédilection sans pour autant se révéler inconfortables si d'aventure il venait à l'idée de saisir ce manche d'une manière originale.
Il s'agit véritablement là d'un objet parfaitement affordant, en ce sens que sa forme en suggère spontanément l'usage: nul besoin de se creuser la tête pendant des heures pour trouver la manière idéale dont ce couteau doit être tenu, il fait le travail de lui-même. A ce titre, il se range dans la catégorie des objets conçus pour procurer du plaisir une fois saisis à pleine main, aux côtés de la banane, du joystick et du vibromasseur.
La prise en main est solide. Elle est aussi confortable grâce au chanfrein réalisé le long de ses arêtes. Le titane brut à la finition sablée donne non seulement une apparence plaisante à ce manche, mais procure également une sensation agréable au toucher, même si on pourrait évidemment lui reprocher de manquer d'adhérence en comparaison d'un matériau synthétique tel que le micarta ou le G10. L'ensemble de la quincaillerie bénéficie en outre d'une coloration noire la faisant ressortir avec bon goût, faisant décidément de cette réalisation un "trèbozobjetmaryse".
Un détail invisible au premier abord, mais qui illustre à la perfection tout le soin dont la conception de ce manche à fait l'objet, se cache à l'intérieur même du châssis. De ces deux pièces de titane, l'une a été usinée classiquement de sorte à former le ressort du système de verrouillage, et l'autre a fait l'objet d'un savant travail destiné à en réduire le poids. Quatre larges alvéoles ont en effet été creusées sur sa face intérieure, selon une géométrie étudiée pour en maximiser la robustesse:
Il en résulte que cette variante "Ti" du 0562 possède un poids inférieur à son homologue "CF" dotée de plaquettes en fibre de carbone.
Mais la véritable star de ce casting, c'est ce qui se trouve entre la lame et le manche: l'articulation. Il est en effet communément admis que pour être qualifié "de poche", il est préférable qu'un un couteau puisse être replié pour éviter de faire des trous dans la susdite poche. Le ZT 0562Ti fait partie de cette catégorie.
En guise de charnière, la lame est ici montée sur un axe doté de roulements à billes en céramique, rien que ça. Et pour peu que l'on soulage la pression exercée sur son flanc par le ressort du Frame Lock, celle-ci se déplace sans rencontrer la moindre résistance.
Pour unique modalité de déploiement: un flipper. Et ça tombe bien parce que c'est mon mode d'ouverture préféré (en matière de cétacé, je lui préfère "Oum").
Le tenon sur lequel exercer la traction destinée à vaincre la détente du Frame Lock (qui a le bon goût d'empêcher le couteau de s'ouvrir tout seul) est plutôt proéminent et donc aisément accessible. Il permet de transmettre sans effort l'énergie nécessaire pour propulser la lame vers sa position de verrouillage qu'elle atteint avec un "CLAC" sonore et net.
Le mouvement est vif, énergique, sonore... Jouissif! Je possède de nombreux flippers et celui-ci est sans nul doute celui de ma collection qui en propose la meilleure implémentation. Pour être tout à fait précis, le seul modèle de cette susdite collection qui puisse se comparer au 0562Ti en termes de fluidité d'ouverture, de précision de verrouillage et d'agrément sonore est le 0801Ti... un autre modèle de la marque Zero Tolerance!
Tous deux donnent véritablement l'impression que la lame est attirée vers son Frame Lock comme par un aimant, là où d'autres modèles (dont certains sont pourtant équipés d'assistance à ressort) se révèlent incapables d'offrir une sensation identique. C'est véritablement en faisant l'expérience de ce mécanisme parfaitement conçu et exécuté que l'on saisit toute l'importance du travail de finition et d'ajustement réalisé par le designer et le constructeur américain.
C'est notamment pour cette raison qu'il est maladroit de croire que monsieur Hinderer et Zero Tolerance aient pu commettre une erreur de conception en réalisant les ergots situés sur les flancs de la lame et dont la dimension comme la position ne permettent pas l'ouverture du couteau d'un geste du pouce. Car ce ne sont tout simplement PAS des ergots d'ouverture. Leur rôle est de servir de butée lorsqu'il entrent en contact avec les bords du châssis une fois la lame ouverte. En comparaison d'une butée "classique" où la lame vient en contact direct avec un axe situé dans le manche, cette conception permet de mieux répartir la pression de contact, de réduire l'usure et pièces et donc de donner une plus grande durée de vie au mécanisme.
Ce souci de préserver les matériaux de l'usure se retrouve jusqu'à l'extrémité du ressort du Frame Lock, qui bénéficie des mêmes attentions et de la même précision d'assemblage que l'ensemble du couteau et maintient parfaitement la lame en place tout en se libérant d'une simple pression. Or donc, pour éviter au titane qui le constitue de se détériorer au contact du talon de la lame, l'extrémité de ce ressort est protégé sur sa face intérieure par une cale en acier, laquelle est également conçue pour bloquer tout mouvement accidentel du ressort au delà de l'axe du manche. Son action est renforcée par la présence d'une rondelle "overtravel stop", une invention brevetée par monsieur Hinderer et qui, installée sur la face extérieure du manche, bloque toute velléité de mouvement excessif en mode "ceinture et bretelles":
Ce petit détail fait partie des nombreuses innovations qui contribuent indéniablement au sentiment que ce couteau a été conçu pour durer.
S'il possède l'articulation requise pour être qualifié de "couteau de poche", cet outil massif (153g, tout de même!) n'est pas pour autant le bienvenu dans toutes les poches. Ses dimensions conséquentes et son poids significatif (en dépit des efforts faits pour l'alléger) en font un compagnon plutôt encombrant et peu enclin à se laisser oublier.
Son clip de poche, est à la fois "ambidextre", "pointe en haut" et aussi "profond" qu'un clip puisse l'être ce qui, à défaut de me faire oublier que j'ai un parpaing dans le pantalon, constitue une combinaison idéale au regard de mes goûts personnels.
Le tenon du flipper, plutôt vachement proéminent, est également une source d'inconfort lorsque l'on glisse la main dans la poche pour y attraper autre chose que son schlass.
Enfin, l'apparence de ce couteau n'est pas faite pour rassurer la ménagère de moins de cinquante ans, qui risque fort d'appeler à l'aide si d'aventure il vous arrivait d'en faire surgir la lame avec l'intention louable de l'aider à couper le petit fil qui dépasse de sa veste.
Disons-le clairement, cet objet est plutôt du genre à vous faire basculer dans la case "terroriste potentiel" à sa moindre apparition, raison pour laquelle j'en recommanderai uniquement l'usage en pleine nature ou dans l'atelier.
Pour quiconque n'a jamais été piqué par la passion des couteaux, l'addition est salée. 350€ au tarif catalogue, 280€ avec les promotions. Outch! On est loin du prix d'un tournevis ou d'un marteau, deux autres outils pourtant tout aussi utiles au quotidien.
Il faut néanmoins prendre en compte dans ce tarif (élevé): le coût des matériaux, de leur transformation (l'acier CPM 20CV est particulièrement difficile à usiner en raison de sa grande résistance à l'abrasion et le titane n'est pas réputé non plus pour être le métal le plus facile à travailler), du traitement thermique, de l'assemblage, des finitions… Et pour atteindre un tel niveau de qualité, croyez-moi qu'il en faut du temps!
Si c'est cher pour un couteau? ÉVIDEMMENT! Il s'agit là d'un prix totalement prohibitif qui devrait repousser tout acheteur raisonnable à la recherche d'un outil fonctionnel. Que vous ayez besoin de couper la menthe au fond du jardin, de tailler vos carottes en rondelles, de défaire vos lignes de pêches, de vider vos poissons ou d'ouvrir lettres et colis, n'hésitez pas une seconde: achetez-vous un Opinel pour 12 balles et gardez le reste pour des dépenses utiles. Il vous suivra pendant des années et vous ne verserez pas la moindre larme lorsqu'il rendra l'âme ou que vous le perdrez!
Si c'est cher pour CE couteau? Je pense que non. N'étant pas un acheteur raisonnable et appréciant avant tout la belle mécanique, c'est une somme que je suis prêt à céder pour ajouter à ma collection une pièce de cette qualité. Et si d'aventure je devais me trouver dans la situation de choisir en urgence, au sein de cette collection, le seul couteau sur lequel je devrai compter jusqu'à la fin de mes jours (toute hypothèse d'invasion zombie mise à part), ce 0562Ti pourrait bien être l'élu car j'ai peine à croire qu'il ne me survivra pas.
Mesdames, messieurs, nous sommes sur le point de terminer cette étape au pays de la démesure. J'espère que vous avez apprécié la visite et que nous aurons bientôt le plaisir de vous revoir sur nos lignes.
Pour conclure cette petite excursion, n'hésitez pas à nous faire part de vos souhaits pour les prochains épisodes. Souhaitez-vous découvrir de nouvelles perles rares ou au contraire vous plonger en immersion dans les bas-fonds de la coutellerie low-cost et vous délecter de ses inavouables travers? Nous avons un large choix de produits susceptibles de convenir à tous les goûts.
En attendant, je vous souhaite une bonne continuation, et n'oubliez pas de mettre un couteau dans votre poche!