Voyage autour du monde à la découverte de couteaux d'ici et d'ailleurs
23 Août 2021
Vacances obligent, cela faisait quelques jours que nous ne nous étions pas croisés par écran interposé. Mais nous pouvons dès à présent reprendre le cours de notre voyage coutelier autour du monde.
Dirigeons-nous aujourd'hui vers l'Italie et plus précisément la commune de "val della torre" dans le voisinage de Turin. Là où la société Turmond S.P.A. produit depuis 1973 des outils en carbure de tungstène cémenté destinées à la coupe industrielle. Les bricoleurs sont peut-être familiers avec ce composé chimique au nom barbare car on le trouve entre autres choses sur la pointe des forêts, fraises et autres tours à métaux. C'est en effet l'un des matériaux les plus durs au monde, et il est à ce titre particulièrement adapté pour couper ou percer toutes sortes d'aciers ainsi que pour fabriquer les prothèses de Rocco Siffredi (le célèbre acteur est en effet connu pour sa conscience écologique et sa volonté de privilégier la consommation de produits locaux).
Forts de presque 50 ans d'expérience exclusive avec ce composé hors-normes, la société choisit en 2017 de tenter l'aventure de la coutellerie en produisant le premier couteau au monde doté d'une lame réalisée entièrement en carbure de tungstène cémenté, c'est à dire un assemblage de cristaux de carbure de tungstène tenus par un "ciment" de cobalt. Le défi à relever était alors de taille: du fait de son extrême dureté, ce matériau est aussi très cassant, c'est pourquoi il est généralement utilisé sur des outils à l'épaisseur conséquente ou bien en revêtement d'un autre alliage plus souple et résistant. Pour respecter leur cahier des charges (produire une lame entièrement faite de cet alliage), les chimistes de l'entreprise ont dû repenser leur matériau à l'échelle moléculaire de sorte à trouver le bon compromis entre souplesse et dureté.
Le résultat fut présenté au grand public en 2017 sous la forme d'un couteau tout en longueur nommé "TCK" (Tungsten Carbide Knife) qui défraya immédiatement la chronique en exhibant une tenue de son tranchant au delà de tout ce qui était connu jusqu'alors, battant à plates coutures aux tests d'endurance les aciers les plus résistants à l'abrasion du moment: M42, Maxamet et Rex 121 en tête.
Fort de ce succès d'estime, la firme étoffa progressivement sa gamme avec un TCK 2.0 suivi en 2020 du duo "Lanzo"/"Dellatorre" et du "Torino" au début de l'année 2021. Nous nous penchons donc aujourd'hui sur le modèle "Dellatorre" qui tient tout simplement son nom de la ville dont il est issu.
Le Dellatorre affiche des lignes toutes en finesse, implémentées dans des matériaux modernes, à la manière des voitures de sport italiennes. Entièrement métallique et assemblé avec une grande précision, c'est un petit bijou à l'élégance indiscutable et dont il est difficile de prendre des photos qui lui rendent justice en raison de ses multiples reflets.
Le choix du noir intégral, mat sur le manche et brillant sur la lame lui procure une distinction certaine, et l'extrême finesse de sa lame comme de son manche contribuent à lui donner une allure élancée malgré des dimensions pourtant réduites.
La star de ce casting de rêve, c'est évidemment le carbure de tungstène qui procure à cette lame en feuille de sauge (la comparaison est aussi vraie pour son profil que pour son épaisseur) un tranchant à la durée de vie inégalable, mais qui se paye au prix d'un apex difficile à rendre aussi mordant que les aciers les plus fins.
Longueur | 80mm |
Longueur de coupe | 79mm |
Hauteur | 19.5mm |
Épaisseur | 0.9mm |
Épaisseur derrière le fil | 0.6mm |
Angle d'émouture primaire | 5.71° |
Type d'émouture primaire | Insignifiante |
Matériau | Carbure de Tungstène Polyédrique |
Dureté* | 71 HRC |
(* données constructeur)
Pour comprendre ce phénomène, il faut s'intéresser à la structure microscopique des deux matériaux: observé avec un grossissement suffisant, un acier est composé de 99% à 75% d'une soupe de fer, dans laquelle baignent 1% à 25% de grains disparates formés par les atomes de carbone combinés aux divers additifs inclus dans sa recette (chrome, vanadium, molybdène, etc...). On appelle ces grains des "carbures". Leur densité et leur finesse dépendent de la proportion des différents composants, de la manière dont ils ont été mélangés, ainsi que de la nature du traitement thermique appliqué au mélange. Ces mêmes carbures influent à leur tour les propriétés mécaniques de l'acier: dureté, résilience, résistance à l'abrasion, etc. Les carbures sont plus durs que la matrice de fer dans laquelle ils sont piégés et, lorsque l'on affûte une lame en acier, ceux-ci sont arrachés et laissent derrière eux un "trou" que le fer environnant vient combler lors de l'opération de polissage. Plus les carbures sont fins et plus la surface de la lame sera lisse et donc son tranchant efficace à un angle donné. Dans les cas les plus extrêmes, un cheveu peut s'y casser en deux sous l'effet de son propre poids: le couteau se change alors en rasoir. L'un des défis que la métallurgie moderne cherche constamment à relever est donc de trouver la combinaison optimale de nature, de taille et de densité de carbures pour produire les aciers offrant le meilleur compromis entre dureté, résistance et aptitude à couper.
A contrario, le carbure de tungstène cémenté utilisé par Sandrin Knives ressemble davantage, lorsqu'on l'observe au microscope, à 80% de semoule dont les grains sont les fameux carbures de tungstène (les plus durs qui soient), maintenus ensemble par 20% d'un ciment plus tendre à base de cobalt. Il n'y a donc pas, à proprement parler de "matrice" cristalline susceptible d'être lissée par l'action de polissage, comme c'est le cas avec le fer de l'acier. Lorsqu'on le met en contact avec un matériau abrasif suffisamment dur, c'est à dire... une pierre diamantée et rien d'autre, le carbure de tungstène cémenté s'érode par arrachage de ses grains et ne laisse au mieux qu'une surface dont la lisseté dépend directement de la taille des grains susnommés.
Le travail principal réalisé par les chimistes de Turmond S.P.A a donc été de produire des carbures suffisamment fins pour que le tranchant de leur couteau soit efficace, tout en les gardant suffisamment gros pour que leur alliage continue d'offrir de bonnes propriétés mécaniques. Il a également fallu compenser la fragilité inhérente à la dureté des carbures, et ajuster la proportion de "ciment" pour garantir une souplesse compatible avec un usage coutelier. Le pari est à mon sens relevé, en cela que leur "carbure de tungstène polyédrique" (c'est le nom qu'ils ont donné au résultat) présente effectivement d'excellentes caractéristiques mécaniques: deux à trois fois plus dur que les aciers conventionnels, assez souple pour ne pas casser à la moindre chute, il enchaîne les kilomètres de coupe sans jamais donner l'impression de se fatiguer et s'avère chimiquement inapte à la corrosion ce qui le rend virtuellement inusable. Ce n'est pas un hasard si la devise de Sandrin Knives est "Rien n'est éternel, mais nos couteaux s'en approchent"…
Mais en dépit de ces indéniables réussites, le "PTC" (polyhedral tungsten carbide) de Sandrin se révèle incroyablement difficile à rendre rasoir pour un amateur perfectionniste. A tel point même que j'ai d'abord cru que ce résultat était tout simplement impossible à atteindre. Après de nombreuses heures passées à essayer sans succès tous les abrasifs diamantés disponible chez "Edge Pro" (leur pierre la plus fine descend tout de même à 3µ!), j'avais même renoncé à l'idée d'atteindre ce résultat jusqu'à ce que découvre l'existence de "KME sharpeners". Ce fabricant d'abrasifs haut de gamme pour obsédés de l'affûtage propose entre autres des bandes de polissage diamantées extrêmement fines (jusqu'à 0.5µ) grâce auxquelles j'ai enfin pu atteindre mon but.
La rugosité de sa surface formée par de "gros" carbures explique très probablement cette difficulté à affûter "rasoir" le PTC, mais il ne faut pas oublier que la résistance extrêmement élevée de ce matériau contre l'abrasion exclue de fait l'immense majorité des abrasifs de polissage traditionnels (cuir, pâte à polir...) et exige donc du matériel spécifique et beaucoup de patience.
Attention toutefois au malentendu: même dans son état "d'usine" ou à l'issue d'un affûtage sur une pierre diamantée "fine" ordinaire (entre 8 et 5µ), le Dellatore est un couteau qui coupe, et qui coupe bigrement bien même! L'extrême finesse de sa lame, de moins d'un millimètre d'épaisseur n'y est évidemment pas étranger, et il traverse le saucisson le plus sec sans rencontrer de résistance significative. Cette finesse inhabituelle permet même à l'émouture primaire de se payer le luxe d'être ultra-basse, sans pour autant compromettre l'acuité de l'angle de coupe:
Le seuil de difficulté d'entretien de cette lame n'apparaît donc que lorsqu'on décide de la rendre véritablement "rasoir", auquel cas les choses se corsent effectivement.
Esthétiquement, nous sommes sur un profil en feuille de sauge agrémenté de cinq orifices symboliques dont les diamètres respectifs suivent une suite de Fibonacci: 1, 1, 2, 3 et 5mm. Encore une preuve que le Da Vinci code existe vraiment et qu'il est protégé par les illuminati! Ces orifices ont également une fonction pratique car ils fournissent l'adhérence nécessaire lorsqu'on pince le dos de la lame pour la déplier. Niveau finitions, le flanc est entièrement recouvert d'un revêtement noir d'obsidienne au polissage miroir, responsable en grande partie de la difficulté qu'il y a le photographier avec un appareil automatique: la mise au point se fait plus volontiers sur le paysage qui se reflète dans cette lame que sur cette dernière.
Pour seul marquage, cet enduit métallique reçoit le logo "SK" de la marque italienne dans un format sobre et discret.
En lieu et place de l'habituel casse-goutte attendu sur un couteau de cette qualité, la base de la lame a simplement été découpée en biais pour libérer l'accès aux outils abrasifs capables de venir à bout de cet alliage. Ce parti pris résolument moderne s'inscrit sans effort dans une esthétique globalement épurée qui fait de cette lame une réussite visuelle incontestable, digne des meilleurs designs transalpins.
A l'image de la finesse de sa lame, le Dellatorre possède un manche tout aussi étroit, constitué de deux fines plaques de métal intelligemment bombées pour offrir un minimum de prise à la main de l'utilisateur. Du fait de ses dimensions réduites, il n'héberge pas complètement l'auriculaire et ne se prête pas davantage aux travaux de force en raison d'une prise idéale située entre les phalanges et non au creux de la paume, mais ce parti pris est en totale cohérence avec le programme affiché par la lame.
Longueur | 99mm |
Hauteur | 18.5mm |
Epaisseur | 6.5mm |
Châssis | Acier inoxydable |
En faisant tourner le couteau entre ses doigts, on est surpris de l'extrême finesse de la gouttière dans laquelle vient se loger la lame lorsqu'elle se replie. A peine plus épaisse que cette dernière, il l'accueille pourtant sans le moindre frottement disgracieux, et cela grâce à un centrage parfait et un ajustement au poil de pouillème de millimètre. Doté d'un poids sensiblement plus important que la lame, ce manche déplace légèrement le centre de gravité du couteau vers l'arrière, ce qui n'est pas forcément désagréable mais mérite d'être souligné.
La finition matte réalisée sur cette pièce est esthétiquement très réussie mais souffre d'un manque de résistance face au simple frottement contre le tissu d'une poche en jean's. On trouve enfin sur le pommeau la seule touche de fantaisie chromatique de ce couteau: une fine entretoise d'un rouge bordeaux métallique affleure des platines, exhibant le traditionnel orifice passe-lanière.
Finalement, la pièce la plus massive de ce manche n'est autre que le clip de poche qui, en dépit des efforts évidents des designers pour l'intégrer au dessin général, déséquilibre tout de même légèrement l'ensemble.
Classique dans son approche, le cran carré au fin ressort teinté de rouge -puisqu'il s'agit simplement du prolongement de l'entretoise- s'avère être tout à fait en phase avec le côté gentilhomme de ce couteau élégant et compact. Le mécanisme offre une résistance significative nécessitant l'usage des deux mains, et retient aussi bien la lame en position fermée qu'ouverte, tout en imposant un stop bienvenu au premier tiers de sa course:
L'absence de verrouillage à proprement parler ne constitue pas nécessairement un handicap sur ce type de couteau que l'on ne destine manifestement pas aux travaux lourds, et un utilisateur qui le manipule en connaissance de cause ne devrait donc pas rencontrer de problème majeur.
Malgré un poids surprenant pour un couteau d'une telle finesse, le Dellatorre reste sans difficulté dans la catégorie des accessoires que l'on oublie volontiers sur le rebord de la poche. Le clip que l'on peut positionner à souhait en mode droitier ou gaucher rend ce couteau parfaitement ambidextre et sa position pointe en haut permet un positionnement dans la poche en accord avec mes critères personnels. On pourra cependant regretter que, de par sa conception massive, le clip soit relativement saillant et ne permette pas au couteau de disparaître complètement dans la poche. (Plus de détails sur les différentes catégories de clips de poche ici.)
Doté d'un excellent facteur d'acceptabilité sociale, il s'invite volontiers dans les soirées mondaines où son caractère exceptionnel en fait un sujet de conversation tout trouvé entre amateurs de beaux zobjets. La nature de son articulation le place en outre dans les limites de la législation en vigueur.
Ces facteurs combinés en font un excellent compagnon au quotidien.
A 270€, ce couteau se place clairement dans le créneau des modèles "gentilhomme" haut de gamme. A ce tarif, on s'attend évidemment à une finition exemplaire et des matériaux hors normes, ce en quoi cette pièce ne déçoit pas. Les assemblages sont millimétriques, les alignements parfaits et l'émouture idéalement symétrique (ce qui n'est pas un luxe quand on sait toutes les difficultés que cela impliquerait de corriger un défaut dans ce domaine avec des outils conventionnels).
Le caractère unique et exclusif de sa conception en carbure de tungstène lui permettrait d'ailleurs certainement de trouver acquéreur à un tarif encore plus élevé que cela, ce qui sera peut être le cas dans l'avenir si la réputation de Sandrin Knives se confirme. On ne peut donc qu'apprécier l'excellent rapport qualité/prix affiché actuellement par cette pièce.
Sandrin Knives n'est pas la seule entreprise italienne à proposer des couteaux d'exception et nous aurons l'occasion de revenir à plusieurs reprises dans cette région du monde pour nous extasier de l'audace de ses créateurs. Mais la visite du jour est terminée et nous devons déjà reprendre notre route vers de nouveaux horizons.
Où nous guidera la prochaine étape de ce périple, je ne peux pas encore le dire. Mais une chose est certaine, on y causera couteau.
D'ici là, passez une bonne journée et restez sur le fil.