26 Août 2021
Cher lecteur, je suis ravi de te retrouver pour la suite de ce voyage coutelier autour du monde. Aujourd'hui, nous partons en Allemagne, à Solingen plus précisément. Cette ville est en effet au Strudel ce que Thiers est à la truffade: la capitale de la coutellerie dans le pays où l'on mange le plat en question (oui je sais, c'est un peu capillotracté comme métaphore, mais je n'avais pas mieux). L'entreprise Böker est établie depuis plus de trois siècles dans cette ville que l'on surnomme également "klingenstadt" (la cité des lames), ce qui en fait le plus ancien acteur industriel du secteur encore en exercice. Malgré de nombreuses dépressions et deux guerres mondiales, le fabricant allemand occupe aujourd'hui encore une place de premier rang sur le marché international de la coutellerie, notamment grâce à une politique de diversification lui permettant d'occuper tous les secteurs de marché.
Böker regroupe en effet pas moins de quatre marques distinctes:
Comme l'indique le titre de cet article, c'est du côté de la gamme "Manufaktur" que nous allons nous tourner aujourd'hui, à la découverte d'un modèle au fort caractère et aux multiples déclinaisons.
Ce n'est pas moins de quatre couteaux auxquels nous allons nous intéresser aujourd'hui, chacun incarnant sa propre interprétation d'un modèle imaginé par le coutelier américain Les Voorhies. Cet artisan originaire du Minnesota a en effet autorisé l'entreprise allemande à utiliser l'un de ses designs propriétaires (et proposés dans son propre catalogue de productions sur mesure) pour en faire des couteaux de petite à moyenne série à la portée du consommateur européen.
Les collaborations entre les grandes marques industrielles du secteur et les artisans couteliers de renom ne sont pas rares et il est toujours plaisant de voir le résultat que peut produire l'association du talent d'un grand artiste et des techniques les plus modernes et rigoureuses de production.
Le "Model 10" dont il est aujourd'hui question ne fait pas exception à cette règle, loin de là.
Proposé par Böker en un total de sept déclinaisons, ma vitrine n'en compte cependant que quatre (les trois dernières étant suffisamment similaires à celles déjà en ma possession pour que j'évite d'avoir à vendre mon deuxième rein dans le but d'en faire l'acquisition).
Pourquoi ne pas se contenter d'un seul "Model 10"? Mais déjà parce que je suis un grand malade, et aussi parce que l'esthétique de ce couteau résonne si parfaitement avec mes goûts personnels que cette grande famille constitue littéralement le clou de ma collection.
Les deux premières variantes, sorties conjointement en 2016, s'intitulent respectivement "EDC" (pour EveryDay Carry: à porter sur soi au quotidien) et "CG" (pour Collector's Grade: la version du collectionneur)
Puis, sorti à l'occasion des fêtes de fin d'année 2017, une déclinaison exclusive limitée à 100 exemplaires et baptisée "Special Run Mokuti"
Et enfin, en 2020, une série de quatre modèles basés sur le thème de l'Elorfyn et assez similaires entre eux pour que je ne fasse l'acquisition que du "LTD" (Pour "LimiTeD": édition limitée) produit à seulement 25 exemplaires
Identiques dans leurs lignes générales, ces différentes approches d'un même couteau ne se distinguent que par des choix de matériaux et de finitions, chacun portant son esthétisme propre et ses qualités.
Ce qui m'a personnellement séduit en premier dans ce couteau, et qui est évidemment commun à toutes ses déclinaisons, c'est l'équilibre parfait des lignes de sa lame en pied de mouton
Longueur | 78.5mm |
Longueur de coupe | 72mm |
Hauteur | 26mm |
Épaisseur | 3mm |
Épaisseur derrière le fil | 0.6mm |
Angle d'émouture primaire | 4.73° |
Type d'émouture primaire | Creuse |
Matériau | CPM 154 |
Dureté* | 61 HRC |
(* données constructeur)
Ce profil, qui colle parfaitement à mes critères esthétiques, présente également une grande polyvalence grâce à sa pointe basse facilitant les coupes de type "cutter", et un léger arrondi rendant accessible une bonne longueur de fil lors des coupes contre support (assiette, planche à découper…). Doté ici d'une émouture creuse qui lui procure un angle de coupe initial très aigu et réalisé dans un acier haut de gamme, cette lame se transforme d'autant plus facilement en véritable rasoir avec les soins appropriés, qu'un casse-goutte est placé à point nommé pour en faciliter l'affûtage et l'entretien.
Tandis que la version "EveryDay Carry" arbore une finition "stonewashed" parfaitement adaptée à un usage quotidien (le procédé consistant à placer la lame dans un tambour en compagnie de pierres ponces, pour en marteler la surface et la rendre apte à masquer les rayures inhérentes à un usage régulier), le modèle "Collector's Grade" se pare d'un satiné beaucoup plus passe-partout alors que les déclinaisons "Special Run Mokuti" et "LimiTeD" bénéficient en sus d'un polissage miroir de leurs émoutures, beaucoup plus adapté à l'exposition derrière une vitrine.
On notera en outre que le "Special Run Mokuti" a fait l'objet d'un revêtement "PVD", un procédé de dépôt à l'état gazeux, lui procurant une teinte d'obsidienne littéralement hypnotisante:
Il est difficile de s'étendre sur l'harmonie des lignes de ce modèle sans s'adonner à un déballage dithyrambique de superlatifs. En trois mots comme en mille: c'est juste, c'est fin, c'est beau! Les proportions sont idéales et les courbes parfaitement dosées.
Seule la version EDC et son encoche d'ouverture malheureuse (au sujet de laquelle j'aurai tout le loisir de m'attarder dans quelques instants) échoue à procurer ce sentiment de justesse, la lame semblant soudain plus trapue que ses consœurs malgré des dimensions strictement identiques, et sa finition martelée ne jouant pas en faveur de son esthétisme. Mais cette imperfection rend en quelque sorte service à ce modèle particulier, en cela qu'elle minimise la valeur sentimentale que l'on pourrait lui accorder. Tel le cadet bossu de la fratrie que l'on ne rechigne pas à aller perdre à l'occasion d'une balade en forêt, la déclinaison "Pour tous les jours" du Model 10 est sans conteste celle qui se prête le plus au jeu du quotidien et aux risques qui s'y rattachent: détérioration, perte…
Les autres éditions constituent tout autant d'excellents outils, certes, mais leur valeur tant pécunière qu'esthétique les prédestine cependant principalement -en ce qui me concerne- à une vie de réclusion derrière la paroi glaciale de leur vitrine satinée.
Encore une fois, il n'y a véritablement qu'une déclinaison à sortir du lot côté manche: la version EDC. Pour les trois autres, la composition est strictement la même: des platines en titane, des mitres et des plaquettes échancrées qui prolongent à la perfection les lignes initiées par le manche.
Modèle | EDC | CG | Special Run Mokuti |
LTD |
---|---|---|---|---|
Longueur | 109mm | 109mm | 109mm | 109mm |
Hauteur | 24mm | 24mm | 24mm | 24mm |
Épaisseur | 14mm | 14.5mm | 14.5mm | 14.5mm |
Platines | Titane | Titane |
Titane anodisé |
Titane anodisé finition cuivre |
Plaquettes | G10 | C-Tek | Zirconium | Elforyn |
Mitres | n/a | Titane | Mokuti | Mokuti |
Si l'on fait abstraction de l'enfant terrible donc, les trois modèles CG, Special Run et LTD ne se distinguent que dans le choix des matériaux: des platines et une visserie en titane brut pour le premier, et dotés d'une finition anodisée couleur cuivre pour les deux autres. Des mitres en titane brut pour ce même ainé, et réalisée dans un feuilletage de titane bicolore façon acier damas et baptisé "Mokuti" ("Mokume" étant l'appellation japonaise du damas, et "Ti" signifiant "Titane") pour ses cadets.
La plus grande diversité s'observe au niveau des plaquettes, chacun offrant une alternative unique. La version Collector's Grade présente un maillage d'aluminium noyé dans une résine polymère dont la surface lisse et tiède évoque celle d'un laquage. La version Special Run exhibe de lourdes, froides et luxueuses plaquettes en zirconium brut au reflets satinés d'un anthracite abyssal. La version LimiTeD s'habille d'un matériau synthétique évoquant la chaleur et la douceur de l'ivoire. De quoi satisfaire toutes les envies.
La découpe échancrée des mitres et des plaquettes, en plus d'être en harmonie avec la dynamique de la lame, laisse judicieusement apparaître le métal brut des platines. Ces dernières sont en outre agréablement polies et chanfreinées, de sorte à éviter toute arête vive inconfortable au toucher. Ce manche est ergonomiquement neutre, permettant autant de positions qu'on en trouve dans le Kâma-Sûtra. De bonne épaisseur, il remplit agréablement la main et si l'auriculaire doit en partie reposer sur le pommeau, celui-ci est suffisamment bien découpée pour que la position reste confortable. Une véritable réussite ergonomique en somme.
Mais revenons un instant à l'enfant terrible de cette réunion de famille: le modèle EDC. Privé de mitres, il flatte immédiatement moins la rétine. Des plaquettes en G10, un matériau synthétique aux bonnes qualités antidérapantes mais rarement considéré comme le summum de l'élégance, recouvrent l'intégralité de ses platines d'une façon tristement convenue même si, dans un sursaut de fantaisie, le fabricant allemand a jugé bon de l'échancrer au niveau du pommeau pour laisser apparaître une série de trous pratiqués dans les platines. Le résultat est esthétiquement quelconque et ergonomiquement désastreux en raison de l'inconfort que suscitent ces languettes métalliques dénudées sur une zone contre laquelle les doigts exercent habituellement une forte pression. Autant ses frangins s'inviteraient volontiers aux réceptions de l'ambassadeur, autant l'EDC évoque davantage dans sa forme et son esthétisme le bistrot du port où un vieux loup de mer évoque ses souvenirs de pêche.
Mais n'est-ce pas là un atout que de ne pas paraître trop guindé lorsque l'on revendique le privilège d'accompagner son propriétaire au quotidien? Il est certain qu'en comparaison du véritable bijou de poche que constitue le Special Run, le collectionneur n'hésite pas longtemps lorsqu'il faut choisir celui qu'il osera sortir du coffre-fort.
Ici aussi, l'EDC fait bande à part, mais d'une manière qui hélas lui porte clairement préjudice!
Le "Model 10" est un couteau à Liner Lock, dont la charnière est montée sur roulement à billes. Équipés d'une détente dosée aux petits oignons, les couteaux présentés dans cette article bénéficient d'un mouvement parfaitement fluide et d'une ouverture tout à fait récréative lorsque l'on exerce une pression suffisante sur le tenon installé du côté droit de la lame (et donc exclusivement réservé aux droitiers, ce qui est dommage pour les gauchers contrariés, mais terriblement jouissif pour les droitiers contrariants).
La lame bondit alors vers sa position de verrouillage où un épais ressort en titane l'immobilise efficacement tandis que son talon repose sur l'axe de butée placé entre les platines. Une découpe judicieuse au niveau du manche, et destinée à accueillir l'ergot lorsque la lame est repliée, facilite de surcroît l'accès au susdit ressort pour une libération sans effort. La lame ainsi débloquée peut retourner par simple gravité vers sa position de rangement, ce qui requiert toutefois un minimum de prudence tant un doigt oublié sur sa trajectoire aurait à souffrir du tranchant impitoyable de ce couteau.
Tous les modèles dont il est question dans cet article bénéficient évidemment du même soin et de la même précision d'assemblage, et procurent donc le même agrément d'usage, digne d'une production haut de gamme…
…
Tous? Non! En Armorique, une tribu résiste encore et toujours à… Pardon. En Allemagne, une version résiste encore et toujours au bon sens! La déclinaison EDC se trouve en effet privée de son ergot d'ouverture que remplace une encoche pour l'ongle. Ce choix pourrait sembler incompréhensible pour qui n'est pas familier avec le paragraphe 42a de la loi allemande relative aux armes mais fait sens pour l'érudit. En effet, le susdit paragraphe 42a stipule entre autres choses qu'il est légal de porter un couteau pliant sur soi, si ce dernier dispose d'un mécanisme de verrouillage ou d'un mécanisme d'ouverture à une main, mais pas s'il est équipé de ces deux mécanismes à la fois. Or, pour un couteau qui se revendique "EDC", il eut été ironique que cette déclinaison du Model 10 soit illégale sur son territoire d'origine. C'est la raison pour laquelle cette version abandonne son ergot d'ouverture et renonce ainsi à toute modalité d'ouverture à une main.
On remarquera d'ailleurs que tous les modèles suffixés "42" dans le catalogue Böker se conforment d'une façon ou d'une autre à la législation relative au port du couteau, que cela soit par le biais d'un mécanisme de type slip-joint ou par le retrait de l'ergot d'ouverture sur un modèle à verrouillage, quand il ne s'agit pas pour les lames fixes d'une dimension spécifique.
Quoi qu'il en soit, la version "EDC" du Model 10 (tout comme les déclinaisons "Elorfyn 42" et "Elorfyn 42 LTD" auxquelles j'ai ainsi plus facilement renoncées), punit doublement son propriétaire puisqu'en plus de ne pas offrir de méthode de déploiement ludique, sa platine droite se voit soulagée de la découpe qui permet non seulement d'héberger le susdit ergot sur les autres versions, mais qui offre également un accès facilité au déverrouillage du liner lock. Ouverture ET fermeture sont donc en retrait sur ce modèle.
Alors que le Model 10 EDC est le seul de cette liste à ne pas pouvoir être ouvert à une seule main, c'est en revanche le seul à être équipé d'un clip de poche.
Il est plutôt compréhensible que les éditions "de collection" en soient dépourvues, au regard du compromis esthétique imposé par un tel appendice. Ainsi relégué au fond de la poche (ou de sa pochette en velours), l'ouverture à une main s'avère davantage un agrément qu'une nécessité et si l'on est reconnaissant à Böker d'avoir fait l'effort d'intégrer une telle possibilité, on admet volontiers que le couteau n'en aurait pas été moins utilisable sans.
A contrario, sur une déclinaison conçue pour rester toujours à portée de main, l'absence de modalité d'ouverture à une main ne peut que confondre l'observateur qui ne serait pas coutumier des règlementations germaniques.
Ce cap psychologique franchi, le clip de la version EDC n'en remplit pas moins parfaitement son office. Conçu en mode exclusivement droitier, pointe en haut et profond, il laisse le couteau disparaître complètement dans la poche et le maintient fermement sans pour autant s'avérer trop récalcitrant à le libérer.
A l'exception du Special Run Mokuti dont les plaquettes en zirconium brut pèsent environ un cheval mort, les différentes versions du Model 10 sont raisonnablement encombrantes et se laissent volontiers oublier, qu'elles se logent sur le rebord ou au fond de la poche.
Leurs formes douces n'agressent pas les mains qui voudraient se glisser dans les poches sus citées et la fourniture gracieuse d'un étui en tissu satinée pour les déclinaisons condamnées à errer librement au fond de leur rangement écarte tout risque d'ouverture accidentelle et donc de blessure.
D'une manière générale, les lames pied de mouton suscitent moins la méfiance de vox populi du fait de leur absence de pointe significative, et le haut degré d'esthétisme de ce modèle particulier (oui, même en version EDC, il reste un très beau couteau) le prédispose plutôt à être perçu comme un bijou de poche que comme une arme de destruction massive.
D'un point de vue légal, il reste un couteau à "cran d'arrêt" et donc une arme de catégorie D susceptible d'être confisquée par la maréchaussée, surtout si l'agent chargé du contrôle des papiers est un amateur éclairé.
Décidément, ce voyage ne nous a pas encore amené à découvrir de modèles bon marché et ce Model 10 suit la tendance luxueuse initiée par les articles précédents. C'est en effet dans une fourchette s'étalant de 170€ (EDC) à 600€ (Special Run) que l'on trouvait ces différents modèles lorsqu'ils étaient respectivement disponibles, avec un pallier à 300/350€ pour les éditions CG et LTD.
A ce prix, il est néanmoins question de réalisations semi-artisanales (production des fournitures en série, assemblage à la main) numérotées, et pour certaines en éditions très limitées. Le Special Run n'a en effet été produit qu'à 100 exemplaires tandis que le LTD était limité à 25 pièces.
Il est inévitable qu'une telle exclusivité se paye et, lorsqu'on l'associe à des matériaux un tant soit peu luxueux, on peut effectivement s'attendre à voir les prix flamber. Pour autant la qualité de fabrication est bien là et la satisfaction de l'esthète au rendez-vous.
Encore une fois, pour couper le saucisson au pique-nique, un Opinel se révélera bien plus rentable comme investissement. Ou encore mieux: un Florinox Kiana (article à venir). Mais lorsqu'il s'agit de compléter la collection d'un amateur passionné, l'effort d'investissement ne dépend que des moyens de l'acheteur et de son désir de posséder un bel objet.
Si c'était à refaire? Je recommencerais les yeux fermés! Enfin peut être pas pour la version EDC, même si je suis bien content de l'avoir sous la main lorsque l'envie me prend de sortir un Model 10 de son écrin.
Quatre couteaux en un seul article, voilà que je suis en train de brader ma collection! En ai-je déjà à ce point marre d'écrire qu'il me faille égrener au plus vite les modèles qu'il me reste à présenter? Non, c'est plus par honnêteté intellectuelle que j'ai choisi de ne pas rallonger la sauce en resservant quatre fois le même plat, simplement réassaisonné au gré des déclinaisons.
La suite de notre visite nous emmènera certainement du côté de notre bonne vieille France, à moins qu'un besoin impérieux ne nous fasse dévier notre route vers d'autres horizons.
D'ici là, passez une bonne journée, et restez affûtés!